Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon propre but, mon drôle de but personnel devenait un élément de poésie ambiante et de l’exaltation générale ; je me sentais même un compagnonnage mystique, une fraternité morale avec tous ceux qui, dans le passé, s’étaient enrôlés au service de l’art. Ils avaient servi le beau, ils s’étaient voués à un culte ; que faisais-je d’autre ? On le retrouvait, cet élément, dans tout ce qu’avait écrit Jeffrey Aspern, et je ne faisais que l’amener au jour.

Je m’attardais dans la sala, pendant mes allées et venues : je restais là aussi longtemps que les convenances me le permettaient, épiant la porte qui menait à cette partie de la maison habitée par Miss Bordereau. Un observateur aurait pu supposer que je tentais de lui jeter un sort, ou que j’essayais quelque bizarre expérience d’hypnotisme. Mais je me bornais à prier le ciel qu’elle s’ouvrît, ou à songer quel trésor y était probablement enfoui.

Il est singulier, quand j’y repense, que je n’aie jamais douté un moment que les reliques sacrées fussent là, jamais cessé de goûter la joie d’habiter sous le même toit qu’elles-mêmes. Après tout, elles étaient là, sous ma main ; elles ne m’avaient pas encore échappé ; et, en quelque sorte, elles rattachaient ma vie à la vie illustre à laquelle elles-mêmes tenaient par l’autre bout. Je m’abandonnai à ces rêves au point de me figurer dans ma douce folie que la pauvre Miss Tina aussi rétrogradait et se réincarnait dans le passé, ainsi que je me l’exprimais à moi-même. C’était bien ce qu’elle faisait, la douce vieille fille, mais pas tout à fait jusqu’à Jeffrey Aspern, dont, tout comme moi, elle ne pouvait connaître l’existence que par ouï-dire. Mais depuis de longues années elle vivait avec Juliana, elle avait vu et manié tous les souvenirs et, bien qu’elle fût sotte, elle s’était imbibée d’une espèce de savoir ésotérique.

Voilà ce que représentait la vieille en ce monde : le savoir ésotérique ; et c’était