Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/34

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tas illimité d’ordures. On creusait beaucoup de trous, on transportait beaucoup de terre, et cela m’impatientait tellement que je songeai sérieusement à me procurer les résultats désirés à la boutique la plus proche. Mais j’étais sûr que mes voisines verraient immédiatement à travers les fentes de leurs volets que de tels hommages ne pouvaient venir de là-dessous et seraient induites à se faire une idée fausse de ma véracité. Je maîtrisai donc mon âme, et finalement, bien que le délai fût long, j’aperçus quelques apparences de floraison. Ceci m’encouragea et j’attendis avec sérénité qu’elles se multipliassent.

Pendant ce temps, le véritable été arriva, commença à passer, et il me semble, en regardant en arrière, que ces jours furent presque les plus heureux de ma vie. De plus en plus je m’efforçais d’être au jardin quand il ne faisait pas trop chaud. J’avais fait arranger une tonnelle et j’y mis une table basse et un fauteuil, j’y apportai livres et portefeuilles — j’avais toujours quelque manuscrit en train — et je travaillais, j’attendais, je rêvais et j’espérais, tandis que les heures d’or s’écoulaient, que les plantes buvaient la lumière et que l’indéchiffrable vieux palais pâlissait, puis, à mesure que le jour baissait, retrouvait sa teinte rose — et mes papiers bruissaient à la brise fantasque de l’Adriatique.

Étant donné le peu de satisfaction que je retirai tout d’abord de ma surveillance, il est étonnant que je ne me sois pas lassé d’essayer de deviner quels rites mystérieux de l’ennui les demoiselles Bordereau célébraient dans leurs chambres obscures ; si tel avait toujours été le rythme de leurs vies, et comment, les années précédentes, elles avaient réussi à ne jamais rencontrer leurs voisins.

Il fallait supposer qu’elles avaient jadis d’autres habitudes, d’autres allures et d’autres ressources ; qu’à un certain moment, elles avaient dû être jeunes, ou, au moins, d’âge moyen. Les questions qu’on avait à se poser à leur sujet étaient sans fin, et sans fin aussi les réponses impossibles à formuler. Je connaissais en Europe bon nombre de mes compatriotes et étais fort habitué aux mœurs singulières qu’ils étaient susceptibles d’y prendre, mais les Misses Bordereau constituaient un type absolument nouveau de l’Américain émigré. On pouvait dire qu’il n’y avait plus lieu de leur appliquer le qualificatif d’américain ; ce m’était clairement apparu pendant les dix minutes que j’avais passées chez la vieille femme.