Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/35

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À les voir, vous n’eussiez jamais deviné leur origine ; quelle qu’elle fût, depuis longtemps toute espèce de signe et d’allure héréditaire avait été désapprise et abandonnée. Rien chez elles ne se rattachait ni ne rappelait une tradition familiale, et, la question de langue mise à part, elles auraient pu aussi bien être Espagnoles ou Norvégiennes. Miss Bordereau, après tout, avait vécu en Europe près de trois quarts de siècle ; il ressortait de quelques vers à elle adressés par Aspern à l’occasion de sa seconde absence d’Amérique — vers dont la date avait été assez solidement établie par Cumnor et moi, après des conjectures infinies — qu’elle était, dès ce moment, jeune fille d’une vingtaine d’années, de l’autre côté de l’Atlantique. Il y avait dans ce poème la déclaration — j’espère que ce n’était pas seulement une déclaration poétique — qu’il revenait en Europe pour l’amour d’elle.

Nous n’avions aucun éclaircissement sur le genre de vie qu’elle menait alors, pas plus que sur son origine, que nous avions des raisons de ranger parmi celles généralement qualifiées de modestes. La théorie de Cumnor était qu’elle avait été institutrice dans une famille où fréquentait Aspern, et qu’à cause de sa position, il y eut dès le début quelque chose d’inavoué, ou, disons-le franchement, quelque chose de nettement clandestin dans leurs relations. D’un autre côté, j’avais couvé mon petit roman, selon lequel elle était fille d’un artiste, peintre ou sculpteur, qui avait quitté les Amériques, quand le siècle était jeune, pour aller étudier les écoles anciennes.

Dans mon hypothèse il était essentiel que cet aimable homme eût perdu sa femme, qu’il fût pauvre et méconnu, et qu’il eût une seconde fille d’un tempérament tout à fait différent de celui de Juliana. Il était également indispensable que