Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/37

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avec l’intérêt sentimental que j’avais toujours pris aux premiers voyages de touristes que mes compatriotes firent en Europe.

Quand les Américains quittaient leur pays en 1820, il y avait là quelque chose de romantique, presque d’héroïque en comparaison avec les incessants passages « en bac » de l’heure présente, de cette heure où la photographie et autres commodités ont annihilé la surprise. Miss Bordereau avait navigué avec sa famille sur un brick roulant et tanguant, aux jours des longs voyages et des aventures hasardeuses ; elle avait ressenti des émotions sur les impériales des diligences jaunes, elle avait passé des nuits dans des auberges en rêvant de récits de voyages, et ce qui la frappait le plus, en entrant dans la Ville Éternelle, c’était l’élégance des perles et des écharpes romaines, et les broches en mosaïque.

Pour moi, il y avait quelque chose de touchant dans tout cela, et mon imagination s’y reportait fréquemment. Si Miss Bordereau avait le don de l’y entraîner, Jeffrey Aspern, bien entendu, le faisait à d’autres moments, avec une puissance incomparable. Pour l’examen critique de son génie, c’était un fait des plus importants qu’il eût vécu à une époque antérieure à l’universelle transfusion de sang. Il m’était arrivé de regretter qu’il eût connu l’Europe ; j’aurais aimé voir ce qu’il aurait écrit sans cette expérience, qui l’avait incontestablement enrichi. Mais puisque son destin en avait décidé autrement, je le suivais ; j’essayais de me rendre compte de la façon dont les mœurs anciennes l’avaient impressionné ; mon observation, cependant, ne s’arrêtait pas là ; les relations qu’il avait entretenues avec les sphères nouvelles avaient même un intérêt plus vif. Après tout, c’était dans son propre pays que s’était écoulée la majeure partie de sa vie, et « sa muse », comme on disait de son temps, était essentiellement américaine.

C’était, originairement, ce que j’avais prisé en lui : qu’à une période où notre terre natale était pauvre, primitive et provinciale ; quand le manque de la fameuse « atmosphère », qui est supposée lui faire défaut, n’était même pas ressenti ; quand la littérature y était négligée, l’art et la plastique presque impossibles, il avait trouvé moyen de vivre et d’écrire comme un des plus grands, d’être lui-même, d’être universel, de n’avoir peur de rien, de sentir, de comprendre et d’exprimer tout.