Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/36

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ces jeunes personnes l’eussent accompagné en Europe, et qu’il s’y fût établi pour le restant de sa difficile et triste existence. Il fallait en outre attribuer à Miss Bordereau, dans sa jeunesse, un caractère à la fois téméraire et pervers, bien que séduisant et généreux, et admettre qu’elle avait affronté des risques extraordinaires. De quelles passions avait-elle été ravagée, quelles aventures et quelles souffrances l’avaient blanchie, quel trésor de souvenirs avait-elle amoncelé pour alimenter le monotone avenir ?

Je me demandais ces choses, assis sous ma tonnelle, dévidant des théories à son sujet, tandis que les abeilles bourdonnaient parmi les fleurs. Il était incontestable que, à tort ou à raison, la plupart des lecteurs de certains poèmes d’Aspern — poèmes moins ambigus et à peine moins divins que les sonnets de Shakespeare — tenaient pour avéré que Juliana n’avait pas toujours adhéré à la voie du renoncement et du sacrifice. Il flottait autour de son nom une odeur de passion impénitente, une impression qu’elle n’avait pas été exactement ce qu’on appelle une jeune personne comme il faut. Était-ce signe que son chantre l’avait trahie, en avait fait de la copie, comme nous dirions aujourd’hui ?

Il aurait été difficile de mettre le doigt sur une page où l’honneur de sa réputation eût souffert quelque injure. Et d’ailleurs, n’était-ce pas assez d’honneur pour sa réputation que d’être assurée de durer, et associée à des œuvres de beauté immortelle ? J’avais dans l’idée que la jeune personne avait eu un amant étranger — et disons une rupture tragique et peu édifiante — avant sa rencontre avec Jeffrey Aspern. Elle vivait avec son père et sa sœur dans cette drôle de bohème vieux jeu, artiste et cosmopolite, en ces temps où les esthètes étaient encore académiques et où les peintres qui savaient dénicher les plus beaux modèles de contadine et de pifferari portaient des feutres pointus et des cheveux longs.

C’était une société ignorante des chances merveilleuses, des occasions, des terres vierges à travers lesquelles sa route passait ; une société moins avertie que les coteries d’aujourd’hui quant aux lambeaux de vieilles étoffes et aux tessons de vieilles faïences ; car Miss Bordereau ne semblait pas avoir ramassé ou hérité de beaucoup d’objets de valeur. Il n’y avait rien de ce bric-à-brac désirable, à légende provocante de prix de misère, dans la chambre où je l’avais vue ; c’était presque le vide absolu, mais cela cadrait bien