Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/40

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din. Tout en se levant, elle m’adressa la parole, et je supposai alors que peut-être, se fiant à mon absence presque invétérée de chaque soir, elle avait adopté cette habitude de venir prendre l’air la nuit. Mais, à parler vrai, il n’y avait pas de piège de ma part, car je n’en avais eu aucun soupçon. Tout d’abord, les mots qu’elle proférait me parurent exprimer que mon arrivée l’impatientait ; mais, tandis qu’elle les répétait — je ne l’avais pas bien entendue — j’eus la surprise de lui entendre dire :

— Oh ! mon Dieu ! que je suis contente que vous soyez venu !

Elle et sa tante possédaient en commun le don des phrases inattendues ; elle sortit du berceau comme pour se jeter dans mes bras.

Je me hâte d’ajouter que j’esquivai une telle épreuve et que, même à cette occasion, elle ne me tendit pas la main. Ma présence était pour elle un secours et elle me dit bientôt pourquoi — c’était parce que d’être seule dehors, la nuit, la rendait nerveuse. Les plantes et les massifs prenaient un aspect étrange et il y avait toutes sortes de bruits bizarres — elle n’aurait pu dire lesquels — comme des bruits d’animaux. Elle se tenait près de moi, jetant des regards autour d’elle avec une sécurité revenue, mais sans montrer qu’elle s’intéressât du tout à moi, personnellement. Alors je me rendis compte combien peu les promenades nocturnes devaient être dans ses habitudes, et je me souvins aussi — j’avais déjà eu le regret d’éprouver cette sensation en causant avec elle avant de devenir son hôte — qu’il était impossible de lui allouer trop de simplicité d’esprit.

— Vous parlez comme si vous étiez perdue dans une forêt, lui dis-je en riant d’un rire encourageant. Comment vous pouvez résister au plaisir de descendre dans ce lieu charmant, à trois pas de votre chambre, est une chose qui me passe. Vous vous cachez d’une manière surprenante, tant que je suis là, je le sais ; mais j’espérais que vous sortiez un peu aux autres moments. Vous êtes, vous et votre pauvre tante, soumises à un régime plus austère que celui des carmélites dans leurs cellules. Auriez-vous la bonté de me dire comment vous faites pour vivre sans air, sans exercice, sans aucun contact avec les humains ? Je ne vois pas comment vous vous y prenez pour accomplir la tâche quotidienne de vivre.

Elle me regarda comme si je parlais une langue étrangère, et sa réponse en fut si peu une que je compris qu’elle était faite pour me contrarier.

— Nous nous couchons de très bonne heure, plus tôt que vous ne sauriez croire.