Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/47

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Elle écoutait, comme si ces détails étaient d’un intérêt rare, et subitement, une tentation irrésistible, absolument contraire à la prudence dont je m’étais cuirassé, surgit de son visage monotone et sans charme. Ah ! oui, elle était sûre, et je pouvais la rendre plus sûre encore. D’un moment à l’autre mon impatience grandissait, je ne pouvais plus attendre, il me fallait absolument jeter un coup de sonde. Je continuai donc :

— En général, avant de m’endormir (c’est une mauvaise habitude, je le confesse), je lis les grands poètes. Neuf fois sur dix, je prends un volume de Jeffrey Aspern.

Je l’observai bien, tandis que je proférais ce nom, mais je ne vis rien d’extraordinaire. Et pourquoi aurais-je rien vu ? Jeffrey Aspern n’était-il pas la propriété du genre humain ?

— Oh ! nous le lisons aussi. Nous l’avons lu, répondit-elle avec calme.

— Il est pour moi le poète des poètes. Je le sais presque par cœur.

Miss Tina hésita un moment, puis sa sociabilité fut la plus forte.

— Oh ! par cœur ! ce n’est rien. Et elle s’irradia, littéralement, bien que d’une lumière diffuse.

— Ma tante le connaissait, elle le connaissait… Ici, elle s’arrêta, et je me demandais ce qui allait venir. Elle le connaissait en tant que visiteur.

— En tant que visiteur ? Je maîtrisais sévèrement ma voix.

— Il venait la voir et l’emmenait promener.

Je continuai à jouer l’étonnement.