Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/49

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ses affaires sous clef. Et Miss Tina se dirigea vers l’escalier, évidemment avec l’impression d’en avoir trop dit.

Je la laissai aller ; je ne voulais pas l’effrayer, et je me contentai de remarquer que Miss Bordereau n’aurait pas mis sous clef une si flatteuse possession que celle-là ; une chose dont tout le monde serait fier et que l’on mettrait bien en vue sur le panneau du salon. Il fallait donc, certainement, qu’elle n’eût pas de portrait. Miss Tina ne fit aucune réponse directe à ceci et, sa bougie à la main, elle me précéda dans l’escalier dont elle gravit deux ou trois degrés. Puis elle s’arrêta brusquement et se tourna vers moi, me regardant à travers la distance enténébrée qui nous séparait.

— Écrivez-vous ? écrivez-vous ? Sa voix tremblait tellement qu’elle pouvait à peine articuler.

— Si j’écris ? Oh ! ne comparez pas un instant mes écrits avec ceux d’Aspern !

— Écrivez-vous sur lui ? Travaillez-vous sur sa vie ?

— Ah ! voilà une question de votre tante ; elle ne vient pas de vous ! dis-je avec l’intonation d’une sensibilité légèrement blessée.

— Raison de plus pour que vous y répondiez. Le faites-vous, je vous prie ?

Je me croyais décidé au mensonge, mais je découvris que, mis au pied du mur, je ne l’étais point. D’ailleurs, maintenant que je tenais une entrée en matière, il y avait comme un soulagement à être franc. Et enfin — c’était pure imagination, peut-être même de la fatuité — je me sentais sûr que Miss Tina, en dernier ressort, n’en serait pas moins mon amie. De sorte que je répondis, après un moment d’hésitation :

— Oui, j’ai écrit sur lui, et je suis à la recherche de nouveaux documents. Au nom du ciel, en avez-vous ?

— Santo Dio ! s’écria-t-elle, sans écouter la question ; elle se mit à grimper rapidement l’escalier et fut bientôt hors de vue. En dernier ressort, je pouvais peut-être compter sur elle, mais pour le présent, visiblement, elle était effrayée. La preuve en fut qu’elle se cacha de nouveau, et pendant une quinzaine de jours, elle m’échappa complètement. Ma patience s’épuisa, et quatre ou cinq jours plus tard je dis au jardinier de cesser l’envoi de mes « hommages fleuris ».