Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/52

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— Je ne compare pas, je ne compare pas. Si je comparais, j’aurais renoncé à tout depuis longtemps.

Il me plut de prendre ceci pour une allusion subtile à l’ivresse qu’elle avait goûtée dans la société de Jeffrey Aspern — bien qu’à dire vrai, une telle allusion s’accordât mal avec ce désir que je lui imputais de le garder enseveli au fond de son cœur. Mais cela s’accordait du moins avec ma constante conviction que nul être humain n’avait possédé au même degré que lui l’heureux don de la joie de vivre ; et ce que cette phrase voulait faire comprendre était que rien dans le monde, auprès de cela, ne valait la peine d’être nommé — si l’on prétendait y faire allusion ! Mais on ne prétendait rien de pareil ! Miss Tina s’était assise auprès de sa tante avec l’air de quelqu’un s’attendant à ce qu’une merveilleuse conversation s’établisse entre nous.

— C’est à propos de ces magnifiques fleurs, dit la vieille dame.

» Vous nous en avez tant envoyé ; j’aurais dû vous en remercier plus tôt. Mais je n’écris jamais — et je ne reçois que très rarement.

Elle ne m’avait pas remercié tant que les fleurs avaient continué à lui arriver, mais elle se départissait de ses habitudes au point de m’envoyer chercher quand elle commençait de craindre de n’en plus recevoir. Je pris bonne note de cela ; je me souvins de l’espèce d’avidité qu’elle avait montrée quand il s’était agi de m’extraire mon or, et je me réjouis intérieurement de l’heureuse idée que j’avais eue de suspendre mes hommages. Ils lui manquaient et elle était prête à une concession qui les lui ramènerait de nouveau. Au premier signe qui me fut donné de cette concession, je lui épargnai la moitié du chemin.

— Je crains que vous n’en ayez guère reçu dernièrement, mais elles vont apparaître de nouveau, tout de suite, demain ou ce soir.

— Oh ! envoyez-en dès ce soir, s’écria Miss Tina, comme s’il s’agissait d’une affaire d’importance.

— Qu’avez-vous de mieux à en faire ? Ce n’est pas un goût mâle de faire de sa chambre un bosquet, remarqua la vieille femme.

— Je ne fais pas de ma chambre un bosquet, mais j’adore faire pousser des fleurs et les étudier. Il n’y a rien là qui soit indigne d’un homme : cela a été l’amusement de philosophes, d’hommes d’État dans leur retraite ; je crois, même de grands capitaines.