Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/53

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— Je pense que vous savez que vous pourriez les vendre ; celles dont vous n’avez pas l’emploi, continua Miss Bordereau. On ne vous en donnerait pas cher : tout de même, vous pourriez faire une affaire.

— Oh ! de ma vie je n’ai fait une affaire, comme vous avez dû vous en apercevoir. Mon jardinier en dispose à son gré, et je ne lui adresse pas de questions à ce sujet.

— Je lui en adresserai quelques-unes, je vous en réponds, dit Miss Bordereau ; et j’entendis pour la première fois son étrange rire. C’était comme si le léger fantôme de sa voix de jadis substituait au pas de promenade de ses apparitions un rond de jambe imprévu. Je ne pouvais m’habituer à cette idée que la vision d’un profit pécuniaire était ce qui animait le plus la divine Juliana.

— Venez au jardin vous-même et cueillez-les ; venez aussi souvent que vous voudrez ; venez tous les jours, poursuivis-je, me tournant vers Miss Tina ; les fleurs sont toutes pour vous. J’avais pris le ton de la plaisanterie pour faire passer cette très sincère déclaration.

— Je ne peux pas comprendre pourquoi elle n’y descend pas, ajoutai-je, et ceci était à l’adresse de Miss Bordereau.

— Il faut que vous l’y fassiez venir ; il faut monter la chercher, dit la vieille, à ma profonde stupéfaction. Cette drôle de machine que vous avez fait faire dans le coin lui sera très commode pour s’asseoir.

Cette allusion au plus soigné, au plus étudié de mes bosquets ombreux, une esquisse de « pavillon de repos » digne de servir de modèle à un peintre, était vraiment irrévérente ; elle me confirma dans mon impression qu’il y avait un soupçon d’impertinence dans le langage de Miss Bordereau, un vague écho de la hardiesse ou de la mutinerie de sa jeunesse aventureuse, qui avait, en quelque