Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/58

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lais quelque chose, et ne jugea à propos que plus tard de m’apprendre qu’il se pouvait qu’elle connût Florence mieux que moi, y ayant vécu plusieurs années avec sa vieille parente. Elle finit par dire, avec l’impatience timide d’un enfant :

— Est-ce que nous n’irons pas à la Piazza ? C’est cela que je voudrais voir !

Je donnai immédiatement l’ordre d’y aller tout droit, et nous restâmes silencieux dans l’attente de l’arrivée. Cependant quelque temps se passa, et elle reprit, de son propre mouvement :

— J’ai trouvé ce qu’a ma tante : elle craint que vous ne vous en alliez !

Je suffoquai :

— Qu’est-ce qui a pu lui mettre cela dans la tête ?

— Elle a comme l’idée que vous ne vous plaisez pas à la maison. C’est pour cela qu’elle a changé de manière d’être.

— Vous voulez dire qu’elle désire que je m’y plaise davantage ?

— Enfin, elle désire que vous ne vous en alliez pas. Elle désire que vous restiez.

— À cause de ce que je paye, je suppose, remarquai-je, avec candeur.

La candeur de Miss Tina fut à hauteur.

— Oui, bien sûr ; pour que j’aie davantage.

— Combien désire-t-elle que vous ayez, demandai-je, laissant libre cours à la gaieté qui finissait par me gagner. Elle devrait fixer la somme afin que je reste jusqu’à ce qu’elle soit atteinte.

— Oh ! cela ne me plairait pas, dit Miss Tina. C’est une chose qui ne se serait jamais vue, de prendre une peine pareille.

— Mais, supposez que j’aie mes propres raisons pour désirer rester à Venise ?

— Alors il vaudrait mieux que vous alliez habiter une autre maison.

— Et qu’est-ce que votre tante dirait de cela ?

— Elle n’aimerait pas cela du tout. Mais je crois que vous feriez bien de renoncer à vos raisons et de vous en aller pour tout de bon.

— Chère Miss Tina, dis-je, il ne m’est pas si facile de renoncer à mes raisons !

Sa réponse ne fut pas immédiate, mais après un moment elle reprit, de nouveau :

— Je crois que je connais vos raisons !

— C’est bien possible, puisque, l’autre soir, je vous ai dit combien je désirais que vous m’aidiez à atteindre mon but.

— Je ne puis faire cela sans tromper ma tante.

— Que voulez-vous dire par : la tromper ?

— Que jamais elle ne consentira à ce que vous désirez. On le lui a déjà demandé, on lui a écrit. Cela la fâche horriblement.

— Alors, elle a réellement des documents de valeur ? m’écriai-je précipitamment.

— Oh ! elle a tout, soupira Miss Tina, avec une lassitude bizarre, un soudain envahissement de profonde tristesse.