Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À ces mots, je sentis mon pouls s’accélérer, car ils fournissaient une preuve précieuse à mes yeux. Mon émotion était trop profonde pour me permettre de parler, et, dans le silence qui s’ensuivit, la gondole aborda la Piazzetta. Après avoir mis pied à terre, je demandai à ma compagne si elle préférait faire le tour de la place ou aller s’asseoir devant le grand café ; à quoi elle répondit qu’elle ferait ce qui me plairait le mieux ; il fallait seulement se souvenir que nous n’avions que peu de temps à nous.

Je l’assurai qu’il y en avait largement assez pour exécuter tout le programme, et nous entreprîmes le tour des longues arcades. Ses esprits lui revinrent à la vue des boutiques étincelantes ; elle s’y arrêtait, s’y attardait, admirant ou critiquant leurs étalages, me demandant ce que j’en pensais et discutant les prix. Mon attention était ailleurs ; ses paroles de tout à l’heure : « Oh ! elle a tout ! » se répétaient dans mon esprit en écho prolongé. Nous finîmes par nous asseoir au milieu de la foule pressée du café Florian, ayant trouvé une table inoccupée parmi celles qui étaient rangées sur la place.

La nuit était splendide et tout le monde dehors : Miss Tina n’aurait pu souhaiter opérer son retour à la vie mondaine sous de meilleurs auspices. Je voyais bien qu’elle le sentait plus encore qu’elle ne le disait, mais ses impressions étaient presque trop violentes pour elle. Elle avait oublié les attractions de ce monde et s’apercevait qu’elle en avait été sevrée sans pitié pendant les plus belles années de sa vie. Ceci ne l’irritait point ; mais, tandis qu’elle contemplait le charmant spectacle, son visage, en dépit de son sourire approbateur, rougissait de surprise blessée. Elle ne disait mot, plongée dans le regret des occasions, à jamais perdues, qui se seraient si aisément présentées à elle, et cela me permit de lui demander :

— Vouliez-vous, tout à l’heure, me faire entendre que votre tante m’admet de temps à autre chez elle avec l’idée