Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/67

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peuvent, les chers disparus, travailler pour eux-mêmes.

— Et qu’en dites-vous ?

— Je dis qu’ils se sont quelquefois épris de femmes très douées, répliquai-je en manière de plaisanterie.

J’avais cru avoir calculé, à leur juste valeur, l’audace de mes paroles ; cependant, à mesure qu’elles résonnaient dans l’air, leur imprudence me frappa. Enfin, elles étaient lancées, et je ne le regrettais pas, car, après tout, peut-être la vieille femme serait-elle désireuse de traiter. Il paraissait assez vraisemblable qu’elle connût mon secret. Pourquoi alors faire traîner les choses ? Mais elle ne prit pas ce que j’avais dit pour une confession ; elle demanda seulement :

— Croyez-vous que ce soit bien de remuer le passé ?

— Je crois que je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire par remuer. Comment pouvons-nous le découvrir si nous ne creusons pas un peu ? Les gens d’aujourd’hui le piétinent si brutalement !

— Oh ! j’aime le passé, mais je n’aime pas les critiques, déclara mon hôtesse avec une complaisance hautaine.

— Moi, non plus, mais j’aime leurs découvertes.

— Ne sont-ce pas des mensonges, la plupart du temps ?

— Les mensonges sont souvent ce que leurs travaux les amènent à découvrir, dis-je, souriant de sa rare insolence. Ils révèlent souvent la vérité.

— La vérité appartient à Dieu, non aux hommes. Il vaut mieux la laisser tranquille. Qui peut en juger ? Qui a le droit de parler ?

— Nous sommes environnés de ténèbres, je le sais, admis-je. Mais si nous renonçons à toute recherche, qu’adviendra-t-il de l’art ? Qu’adviendra-t-il des œuvres dont je parlais tout à l’heure, celles des philosophes et des poètes ? Ce ne sont que paroles vaines, si nous ne les mesurons pas d’après nos propres cœurs.

— Vous parlez comme un tailleur, dit drôlement Miss Bordereau, puis elle ajouta, très vite et sur un ton différent : Cette maison est fort belle ; les proportions en sont magnifiques. J’ai voulu revoir ce côté aujourd’hui ; je me suis fait amener ici. Quand votre domestique est venu demander si je voulais vous recevoir, j’étais sur le point de vous envoyer chercher pour savoir si vous n’aviez pas l’intention de rester ; je voulais me rendre compte de ce que je vous loue.

— Cette sala est vraiment grandiose, continua-t-elle comme un commissaire-priseur, tournant de côté et d’autre, je le devinai, ses yeux invisibles. Je ne crois pas que vous ayez souvent habité une telle maison, hein ?

— Mes moyens ne me le permettent pas, dis-je.

— Eh bien ! alors, que me donneriez-vous pour 6 mois ?