Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/66

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avais allumé la flamme coupable ; c’était moi qui lui avais mis dans la tête qu’elle possédait un moyen de gagner de l’argent.

Elle semblait n’y avoir jamais pensé ; elle avait vécu mesquinement pendant des années, dans une maison dix fois trop vaste pour elle, avec une apparence de grandeur que je ne m’expliquais qu’en supposant que, tout immense qu’il fût, l’espace qu’elle occupait ne lui coûtait presque rien, et que, pour minces qu’ils fussent, ses revenus lui permettaient, à Venise, ce superflu. Mais un beau jour j’étais tombé du ciel, je lui avais appris à calculer, et la comédie presque extravagante que j’avais jouée au sujet du jardin me présentait presque irrésistiblement comme une proie. Ainsi qu’à toutes les personnes auxquelles il arrive le miracle de changer de point de vue dans leur vieillesse, sa conversion avait été totale : elle s’était jetée sur mon indication avec une passion frémissante et désespérée. Je m’invitai moi-même à aller prendre une des chaises adossées au mur, à quelque distance : elle ne montrait aucun souci de me savoir assis ou debout ; et je me plaçai auprès d’elle, en m’exclamant gaiement :

— Chère madame, quelle imagination vous avez, quelle puissance de conception ! Je suis un pauvre diable d’homme de lettres qui vit au jour le jour. Comment puis-je louer des palais à l’année ? Mon existence est précaire. Je ne sais si j’aurai du pain dans six mois. Pour une fois, j’ai voulu me gâter, ç’a été une volupté immense ! Mais pour ce qui est de continuer…

— Trouvez-vous les chambres trop chères ? En ce cas, je pourrais vous en offrir davantage, et au même prix, répondit Juliana. Nous pouvons nous arranger, « combinare » comme on dit ici.

— Eh bien, puisque vous me le demandez, oui, elles sont chères ; beaucoup trop chères, dis-je. Évidemment, vous me croyez plus riche que je le suis.

Elle me regarda comme une sorcière à l’entrée de sa caverne :

— Si vous écrivez, vous ne vendez donc pas vos livres ?

— Vous voulez dire : on ne les achète donc pas ? Un peu, très peu, pas autant que je le désirerais. Écrire des livres, à moins d’être un grand génie — et encore ! — est la dernière route qui mène à la fortune. Je crois que les belles-lettres ne peuvent plus enrichir leur homme.

— Peut-être ne choisissez-vous pas de bons sujets. Lesquels traitez-vous ? poursuivit implacablement Miss Bordereau.

— J’écris sur les livres des autres. Je suis un critique, un commentateur, un historien en petit. Je me demandais où elle voulait en venir.

— Quels autres, au juste ?

— Ceux qui valent mieux que moi ; les grands écrivains principalement ; les grands philosophes, les poètes d’autrefois ; ceux qui sont morts à jamais et ne