Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/70

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mouvement vers moi comme pour me tendre un petit portrait ovale. Je m’en emparai avec des doigts dont je ne pouvais espérer qu’ils ne trahissaient pas l’âpreté de leur prise.

— Je ne m’en séparerais que pour un bon prix.

Au premier coup d’œil je reconnus Jeffrey Aspern et j’eus parfaitement conscience que je rougissais. Cependant, comme elle m’observait, j’eus la présence d’esprit de m’écrier :

— Quel visage saisissant ! Dites-moi qui c’est ?

— C’est un vieil ami à moi, un homme très distingué de son temps. Il me l’a donné lui-même, mais je craindrais de citer son nom, de peur que vous ne l’ayez jamais entendu, tout critique et historien que vous soyez. Je sais que ce monde va vite, et qu’une génération chasse l’autre. Il était tout ce qu’il y a de plus à la mode quand j’étais jeune.

Elle était peut-être stupéfaite de mon assurance, mais je puis dire que la sienne me surprenait. Avoir l’énergie, dans son état de santé et à son âge, de prendre plaisir à jouer ce jeu avec moi, simplement pour son divertissement personnel ; trouver assez d’entrain pour m’éprouver, me faire marcher, me ridiculiser ! Voilà, du moins, l’interprétation que je donnais à l’exposition de la relique, car je ne pouvais croire qu’elle désirât réellement la vendre, ou même qu’elle tînt à ce que je lui donnasse une information sérieuse.

Ce qu’elle désirait, c’était la faire danser devant mes yeux et en demander un prix de fantaisie.

— Ce visage me hante, il me persécute, dis-je tournant l’objet de ci de là et l’examinant en critique sévère. C’était une œuvre soignée, mais non de premier ordre, plus grande qu’une miniature ordinaire, et représentant un jeune homme d’une beauté remarquable, vêtu d’une redingote verte à col haut et d’un gilet chamois. Je sentais dans ce petit ouvrage le don de la ressemblance et je jugeai qu’il avait dû être peint lorsque le modèle avait environ vingt-cinq ans. Comme chacun sait, il existe dans le monde trois autres portraits du poète, mais aucun n’est antérieur à cette élégante image.

— Je n’ai jamais vu l’original, qui est clairement un homme du temps passé, mais j’ai vu d’autres reproductions de ces traits, continuai-je. Vous avez exprimé un doute que notre génération connût ce monsieur, mais il me donne tout à fait l’impression d’être un homme célèbre. Voyons, qui est-il ? Je ne peux pas dire au juste, je ne peux pas l’identifier. N’est-ce pas un écrivain ? C’est un poète, sûrement. J’étais bien déterminé à ce que ce fût elle, et non moi, qui prononçât la première le nom de Jeffrey Aspern.