Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/71

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Ma détermination n’avait pas tenu compte du caractère extrêmement résolu de Miss Bordereau et jamais ses lèvres ne proférèrent devant moi les syllabes qui représentaient tant de choses pour elle. Elle négligea de répondre à ma question, mais éleva la main pour reprendre le portrait, d’un geste qui, bien qu’impotent, se révélait nettement péremptoire.

— Il n’y a qu’une personne vraiment au courant qui voudra jamais payer mon prix, dit-elle avec une certaine sécheresse.

— Vous avez donc un prix ? Je n’avais pas rendu le charmant objet, non pas que j’entretinsse quelque projet de vengeance, mais parce que je m’y cramponnais instinctivement. Nous nous regardâmes fixement tandis que je le retenais.

— Je sais le prix le plus bas auquel je le céderais. Ce que je désirais savoir de vous est le prix le plus élevé que j’en pourrais obtenir.

Elle fit le mouvement de se ramasser sur elle-même, comme si, dans un spasme de terreur d’avoir perdu son joyau, elle allait être contrainte à l’effort immense de se lever pour me l’arracher. Je le reposai immédiatement dans sa main, tout en disant :

— J’aimerais bien le posséder, mais, avec les idées que vous avez, c’est très au-dessus de mes moyens.

Elle retourna le petit cadre ovale sur ses genoux pour m’en cacher la peinture, et je l’entendis haleter, comme une personne qui vient de faire un effort ou d’échapper à un péril, ce qui ne l’empêcha pas de dire sitôt après.

— Vous achèteriez le portrait d’une personne que vous ne connaissez pas, exécuté par un artiste sans réputation ?

— L’artiste peut n’avoir pas de réputation, mais cette œuvre est étonnamment bien peinte, répliquai-je, pour fournir une raison quelconque.