Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/89

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Qu’elle désirât être débarrassée de moi après une telle histoire — si je n’étais pas débarrassé d’elle — il n’y avait pas à en douter : cette atrocité nocturne avait dû la guérir de sa disposition à supporter ma compagnie pour l’amour de mes dollars. Je me disais aussi qu’après tout je ne pouvais abandonner Miss Tina, et je continuai à me le dire, même en constatant qu’elle semblait ignorer la pressante requête que je lui avais adressée de me donner signe de vie — je lui avais laissé deux ou trois adresses de poste restante dans plusieurs petites villes. J’aurais bien chargé mon domestique de me donner des nouvelles, n’eût été son incapacité à tenir une plume. Le blâme de Miss Tina n’était-il pas assez évident, si peu méprisante qu’elle se fût montrée jusqu’ici ? Vraiment, ma coupe d’amertume était comble. Cependant, si j’éprouvais du scrupule à revenir, j’en éprouvais aussi à ne pas le faire et j’avais besoin d’établir nos rapports sur un meilleur pied. La conclusion de tout ceci fut mon retour à Venise au bout de douze jours ; et, comme ma gondole heurtait doucement les marches d’entrée de notre palais, un bel arrêt de ma respiration me montra combien je m’étais fait violence en m’éloignant.

J’avais tourné bride si brusquement que je n’avais même pas télégraphié à mon domestique. Il ne se trouvait donc pas à la gare pour me recevoir, mais sa tête jaillit d’une des fenêtres supérieures quand j’atteignis la maison.

— On l’a mise en terre, quella vecchia, me dit-il dans la salle basse, tout en chargeant ma valise sur son épaule ; et il ricana et cligna presque de l’œil comme s’il savait que je me réjouirais de ses nouvelles.

— Elle est morte ! m’écriai-je, lui lançant un regard fort différent de celui qu’il attendait.

— Il le semble, du moment qu’on l’a enterrée.

— Tout est fini, alors ? Quand a eu lieu le service ?

— Avant-hier. Mais ça ne peut guère s’appeler un service, monsieur : « roba da niente — un piccolo passaggio brutto » de deux gondoles. « Poveretta ! » ajouta-