Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/90

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t-il faisant évidemment allusion à Miss Tina.

Sa conception des enterrements était qu’ils étaient surtout faits pour la distraction des vivants.

Je désirais lui demander des nouvelles de Miss Tina, savoir comment elle se portait et, d’une façon générale, tout ce qui la concernait. Mais je ne l’interrogeai plus avant que nous ne fussions arrivés en haut. Maintenant que l’événement était accompli, je n’en attendais que de déplorables conséquences, surtout en pensant que Miss Tina avait dû se tirer d’affaire toute seule après le décès. Que savait-elle des arrangements à prendre, des démarches à faire en pareil cas ? Oui, vraiment, poveretta ! J’espérais bien que le docteur lui avait prêté son assistance et que les vieux amis dont elle m’avait parlé ne l’avaient pas abandonnée, ce petit groupe dont la fidélité consistait à venir les voir une fois par an. J’extirpai de mon domestique qu’en effet un vieux monsieur et deux vieilles dames s’étaient réunis autour de Miss Tina et l’avaient accompagnée — ils l’avaient prise dans leur gondole privée — pendant le trajet au cimetière, la petite île des tombes aux murs de briques qui s’étend au nord de la ville, sur le chemin de Murano.

À ces signes, je connus que les demoiselles Bordereau étaient catholiques, découverte que je n’avais jamais faite, la vieille femme ne pouvant se rendre à l’église, et sa nièce, à ma connaissance, n’en usant pas davantage, ou n’entendant qu’une messe matinale à la paroisse avant que je fusse levé. En tout cas, le clergé même respectait leur retraite, car je n’avais jamais aperçu au passage le moindre vestige de la soutane d’un curé. Ce soir-là, une heure plus tard, j’envoyai mon domestique porter deux mots sur ma carte à Miss Tina, demandant à la voir quelques instants. Elle n’était pas dans la maison, où il l’avait cherchée tout d’abord, me dit-il en remontant, mais au jardin, où elle se reposait en se promenant et en cueillant des fleurs exactement comme si elles lui appartenaient. Il l’avait trouvée là, et elle serait heureuse de me voir.

Je descendis et je passai une demi-heure avec la pauvre Miss Tina. Elle avait toujours eu cet aspect de deuil un peu moisi, comme si elle n’eût jamais porté que de vieux vêtements tristes qui ne voulaient pas s’user ; dans la circonstance actuelle, son apparence n’avait pas changé. Mais on voyait clairement qu’elle avait pleuré, beaucoup pleuré — pleuré en toute simplicité, de tout son cœur, s’abandonnant enfin à la sensation longtemps refoulée de sa solitude et de son violent chagrin. Mais elle n’avait aucune des expressions ni des grâces de la dou-