Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/94

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n’avais rien de bon à espérer. Si la vieille femme n’avait pas tout détruit avant de fondre sur moi dans le salon, elle l’avait fait le lendemain.

Miss Tina fut plus lente que je n’aurais pensé à accomplir mes pronostics. Mais quand enfin elle parut, elle ne marqua aucune surprise de me voir. Je lui dis que je l’attendais depuis quelque temps et elle me demanda pourquoi je ne l’avais pas fait prévenir. Je me réjouis, quelques heures plus tard, de m’être arrêté avant de lui avoir fait remarquer que peut-être une intuition amicale aurait pu l’en avertir ; cela me devint alors un réconfort de n’avoir pas joué de sa sensibilité, même sous une forme aussi mesurée. Ce que je répondis à ce moment était, virtuellement, la vérité : que je m’étais senti trop nerveux, puisqu’elle devait maintenant décider de mon sort.

— De votre sort ? dit Miss Tina, me jetant un singulier regard, et, pendant qu’elle parlait, je remarquai en elle un incroyable changement. Oui, elle était autre qu’hier soir — moins naturelle, et moins à l’aise. Le jour précédent elle venait de pleurer, et aujourd’hui elle ne pleurait point ; cependant son allure me frappa comme moins confiante.

C’était comme si quelque chose lui était arrivé pendant la nuit, ou, du moins, comme si elle avait découvert quelque chose qui la troublait, quelque chose qui se rapportait à nos relations, les rendait plus embarrassantes et plus compliquées. Commençait-elle tout simplement à sentir que la disparition de sa tante rendait ma situation différente ?

— Je parle de nos papiers ; y en a-t-il ? Vous devez le savoir maintenant ?

— Oui, il y en a ; beaucoup plus que je ne supposais.

Je fus frappé de la façon dont sa voix tremblait en me disant cela.

— Voulez-vous dire que vous les avez là-bas et que je puis les voir ?

— Je ne crois pas que vous puissiez les voir, dit Miss Tina avec une expression extraordinaire de supplication dans les yeux, comme si son plus cher espoir au monde était maintenant que je ne les lui prisse pas. Mais comment pouvait-elle s’attendre à un tel artifice de ma part, après tout ce qui s’était passé entre nous ? Pourquoi étais-je jamais venu à Venise, sinon pour les voir, pour les avoir ? Ma joie était telle en apprenant leur existence que, si la pauvre femme s’était mise à mes genoux en me conjurant de n’en plus jamais parler, je n’aurais considéré ce procédé que comme une mauvaise plaisanterie.

— Je les ai, mais je ne peux pas les montrer, ajouta-t-elle, lamentable.

— Même pas à moi ? Ah ! Miss Tina ! m’exclamai-je avec un ton de reproche et de remontrance infinie.