Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/212

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refus ? Ou était-ce Bakounine qui nous avait envoyé Nabruzzi, et l’avait-il fait pour empêcher une entrevue entre Cafiero et nous, entrevue qu’il pouvait appréhender pour deux motifs : parce qu’elle aurait eu peut-être pour résultat de déterminer Cafiero à donner à l’atelier coopératif une partie de l’argent que Bakounine destinait aux travaux de la Baronata ; et surtout parce qu’elle nous aurait révélé, sur ce qui se passait dans cette villa, des choses qui devaient demeurer ignorées de nous, et que nous n’apprîmes que neuf mois plus tard ? Ce point-là, pour moi, n’a jamais été éclairci.

Lorsque les coopérateurs m’exprimèrent leur désappointement, je leur répétai l’opinion que j’avais déjà émise, à savoir que je trouvais naturel que Cafiero voulût réserver toutes ses ressources à la révolution italienne. Nous ne doutions pas que ce fût là, en effet, l’emploi que, sous l’inspiration de Bakounine, Cafiero fît en ce moment même de sa fortune ; et je m’étais senti plus tranquille au retour de notre expédition qu’à l’aller, en pensant que je n’aurais pas contribué à détourner une part, si petite fût-elle, de cet argent du but sacré qui lui avait été assigné[1]. Combien cruellement nous devions être détrompés !

Je dois encore mentionner, à propos de Bakounine, un fait personnel. Au printemps de 1874, en mars ou avril, je reçus une lettre de lui. Je sortais de chez moi pour aller donner une leçon dans un pensionnat de jeunes filles, à Port-Roulant, lorsque la lettre me fut remise par le facteur, dans la rue, et je l’ouvris aussitôt. Les lettres de Bakounine étaient devenues rares, aussi me demandais-je avec un peu d’émotion ce qu’il pouvait bien avoir à me communiquer. Ce fut avec stupeur que je lus, n’en croyant pas mes yeux. Il me répétait d’abord ce qu’il avait écrit déjà bien des fois, que désormais il vivrait dans la retraite ; il m’annonçait que sa femme viendrait le rejoindre bientôt. Il ajoutait que le temps des luttes révolutionnaires était passé, et que l’Europe était entrée dans une période de réaction dont la génération actuelle ne verrait probablement pas la fin. Et il m’engageait à l’imiter, à « faire ma paix avec la bourgeoisie », et à chercher à obtenir de nouveau un poste dans l’enseignement public. Il est inutile, disait-il, de vouloir s’entêter à obtenir l’impossible : il faut ouvrir les yeux à la réalité, et reconnaître que, pour le moment, les masses populaires ne veulent pas du socialisme. « Et si quelque picholettier[2] des Montagnes voulait à ce propos t’accuser de trahison, tu auras pour toi le témoignage de ta conscience et l’estime de tes amis » (je puis garantir le mot à mot de cette phrase, que j’ai textuellement retenue parce que je l’ai souvent relue et répétée). Il terminait en disant qu’il avait cru de son devoir de me donner ce conseil, dont je reconnaîtrais plus tard la sagesse[3].

Cette lecture m’avait consterné. « Quoi, me disais-je, Michel en est venu là ! » Je suivais une route qui longeait le lac ; le ciel était gris et triste, un vent âpre soufflait, la nature avait un aspect désolé, et je me sentais froid au cœur. Je ne sais comment je donnai ma leçon. Je réussis néanmoins, après quelques heures, à me ressaisir, mais je gardai longtemps l’ébranlement douloureux du coup que j’avais reçu. Et lorsque j’appris, en septembre, le dénouement des affaires de la Baronata, j’en fus moins étonné que je ne l’eusse été sans cela.

  1. Je n’ai jamais, en ce qui me concerne, reçu un sou de Cafiero, ni sous forme de prêt, ni autrement. Malon, écrivant à De Paepe, le 25 mars 1877, que « les galopins des Romagnes étaient soutenus par le Bulletin par la bonne raison que le capitaliste de la bande a rendu des services d’argent à Guillaume » (lettre publiée par la Revue socialiste d’octobre 1908), a menti, selon son habitude, et sa vile insinuation ne salira que lui. Tous ceux qui ont appartenu à notre intimité dans l’Internationale savent à quoi s’en tenir à cet égard.
  2. « Buveur de picholette » ; une picholette est une petite bouteille, une chopine.
  3. Cette lettre a été brûlée en 1898, avec la plupart de mes papiers, pendant une grave maladie dont j’avais cru ne pas relever. Mais je l’avais fait lire, dans le temps, à trois ou quatre personnes, entre autres à Pierre Kropolkiue, en 1877.