Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/263

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le 18, et par laquelle il a dû chercherà dissiper les appréhensions de sa femme et à la ramener à lui : le résultat qu’il souhaitait fut obtenu, puisque le journal nous apprendra, plus tard, qu’il écrivit de Berne, le 29 septembre, une lettre à « papa Saverio[1] », et le 4 octobre une lettre à sa femme, évidemment pour leur annoncer sa prochaine arrivée à Lugano.

En attendant l’entrevue de Neuchâtel, il s’occupe, le 19 et le 20, à écrire une « brochure russe ».

Le 23 septembre Bakounine « fait ses paquets », et quitte Sierre pour Saxon ; le 24 il couche à Yverdon, et le 25, à trois heures de l’après-midi, il arrive à Neuchâtel. Cafiero et Ross s’y trouvaient depuis la veille, et m’avaient mis au courant de ce qui s’était passé depuis notre précédente rencontre. Notre résolution était arrêtée de prendre acte purement et simplement de la décision de Bakounine « de se retirer complètement de la vie et de l’action politique, tant publique que secrète » (expressions de la lettre à Bellerio du 3 septembre). Tous les trois, nous eûmes une première entrevue avec lui dans un petit hôtel près de la gare[2] ; puis, le laissant seul, nous nous rendîmes aux Convers, où nous rencontrâmes Schwitzguébel et Spichiger ; dans cette réunion, Cafiero et Ross, qui avaient déjà raconté à Adhémar et à moi, le 1erseptembre, l’histoire de la Baronata, nous donnèrent de nouveaux détails sur cette affaire ainsi que sur les événements de Bologne et ce qui s’en était suivi. L’impression unanime fut que Bakounine, que nous avions tant aimé et que nous aimions encore, s’était montré, dans les affaires de la Baronata, d’une inconscience et d’une faiblesse que nous étions forcés de condamner, et nous approuvâmes pleinement la façon dont Cafiero et Ross avaient dû agir. Nous retournâmes le soir à Neuchâtel, Cafiero, Ross et moi, accompagnés de Spichiger ; nous rejoignîmes Bakounine dans la petite chambre d’hôtel où il nous attendait ; et là, parlant au nom de tous, je lui dis ce que j’avais été chargé de lui dire. Il a noté, dans son journal, que j’avais été « froid » et « sec » [3] ; en réalité, l’émotion qui me serrait la gorge m’ôtait presque la voix, et l’effort que je dus faire pour dominer cette émotion, en me raidissant contre elle, me donna sans doute l’apparence de l’insensibilité ; Cafiero et Ross ne dirent rien, Spichiger pleurait silencieusement dans un coin. « Spichiger seul montra du cœur », lit-on dans le journal. La déclaration catégorique, faite par moi, de notre solidarité avec Cafiero et Ross, enleva d’emblée à Bakounine tout espoir d’un revirement dans notre appréciation[4]. Il fut aussi question d’argent, dans cette dernière entrevue ; nous offrîmes à notre vieil ami de lui assurer une rente mensuelle de trois cents francs[5], en exprimant l’espoir qu’il continuerait d’écrire ; mais il refusa de rien accepter[6]. Par contre, il demanda à Cafiero de lui prêter trois mille francs (et non plus cinq mille) sur son billet à ordre, qui serait endossé, non par Mme Lossowska, puisque celle-ci refusait sa signature, mais par Bellerio ou quelque autre personne solvable ; et Cafiero répondit qu’il le ferait[7]. Puis nous nous séparâmes tristement.

  1. Le père de Mme Bakounine s’appelait Xavier, en italien Saverio.
  2. Je reçus une impression pénible, non seulement de sa contenance froide et contrainte, mais du changement de sa physionomie, dû à ce que sa barbe, coupée à Bologne le 12 août, n’avait pas encore repoussé.
  3. Ce journal contient, à l’égard de Cafiero et de Ross, des expressions injurieuses, écrites dans un premier moment d’irritation. Je ne les reproduis pas : Cafiero ne les a pas connues, et Ross, à qui je les ai fait lire en 1904, a le cœur trop généreux pour ne pas les avoir oubliées.
  4. Il a écrit dans son journal : « Contre parti-pris dans une conspiration ourdie longuement, rien à faire ». Il croyait à un complot de Cafiero et de Ross contre lui, pour le perdre dans l’opinion de ses amis.
  5. Cent francs devaient être fournis par les Italiens, cent francs par les Russes, et cent francs par les Jurassiens.
  6. Déjà il avait refusé, le 2 septembre, la pension que Cafiero voulait lui faire (voir p. 235, lettre de Bakounine à Bellerio, du 3 septembre).
  7. Ce détail est indiqué par Bakounine lui-même dans une lettre de lui à Bellerio, du 9 décembre 1874, qui sera donnée plus loin (p. 255).