Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/681

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fâcheuses et bruyantes querelles. À Berne, le mouvement créé par Brousse était en partie factice : et après le procès, presque tous les militants que celui-ci avait suscités ayant disparu, il ne restait à peu près rien de ce qui avait un moment fait figure d’organisation sérieuse. D’ailleurs, l’influence de Brousse, non à Berne seulement, mais dans les montagnes jurassiennes, n’était pas toujours bonne : elle flattait, chez les plus jeunes, le goût des manifestations de parade ; elle s’exerçait, au Val de Saint-Imier et à la Chaux-de-Fonds, dans un sens bien différent de celle qu’avait possédée autrefois Bakounine[1] ; et si une part, dans l’activité personnelle de Brousse, était faite à la propagande théorique, cette propagande s’attachait plutôt à de vaines discussions de mots, à des subtilités quasi-métaphysiques, qu’aux questions d’organisation pratique et de lutte économique, qui dans notre esprit, à nous Jurassiens autochtones, avaient toujours tenu la première place. Mais surtout, la crise de l’horlogerie, devenue de plus en plus intense, produisait au sein des populations de nos villes et villages industriels des conséquences désastreuses : le manque de travail, la baisse des salaires, la misère commençante, loin d’aiguillonner les courages, déprimaient, intimidaient, énervaient les caractères et les volontés. De cet état d’esprit — analogue à celui qui s’était produit dans le terrible hiver de 1870-1871 — nous eûmes une preuve palpable au moment où s’acheva l’année d’abonnement pour le Bulletin. Jusqu’alors, depuis 1872, la marche du Bulletin n’avait cessé d’être ascendante : il avait, à trois reprises, pu agrandir son format ; il avait vu, lentement mais sans interruption, croître le chiffre de ses abonnés ; et maintenant, brusquement, un grand nombre de ces abonnés le quittèrent, déclarant que leur détresse ne leur permettait pas, non seulement de renouveler leur abonnement pour 1878, mais d’acquitter leur abonnement arriéré de 1877. Nous constatâmes en outre, Schwitzguébel et moi, de fâcheuses irrégularités dans l’administration du journal ; nous n’en dîmes rien, mais nous exigeâmes que l’administration du Bulletin fût immédiatement, sous un prétexte quelconque, transférée à la Chaux-de-Fonds.

Le souvenir que j’ai des mois de l’hiver 1877-1878 est presque exclusivement celui d’un travail assidu devant ma longue et large table à écrire, formée de grands plateaux en bois de sapin posés sur deux tréteaux. À l’un des bouts étaient les papiers relatifs à la publication parisienne à laquelle je collaborais ; à l’autre, les papiers concernant le Bulletin et l’Internationale ; au centre, les papiers relatifs au Gazetteer de Keltie, pour lequel je rédigeais à ce moment l’Italie, en m’aidant des volumes d’un vaste Dizionario coregrafico, et d’une carte de l’Italie à grande échelle, en quinze à vingt feuilles qui tapissaient deux parois de la pièce où j’écrivais. Ma santé était ébranlée, je suivais un traitement médical, ne sortant qu’un moment chaque jour pour prendre un peu d’exercice, et me rendant un soir par semaine aux séances du Comité fédéral. Ma petite fille, arrivée à l’âge de fréquenter l’école, avait d’abord, pendant mon séjour à Courtelary, été l’élève de mes sœurs, qui avaient essayé d’organiser à Neuchâtel un « Jardin d’eufants » ; la tentative ayant échoué, la fillette fut envoyée à une petite école particulière, rue Saint-Maurice, à laquelle, grâce aux mœurs patriarcales de l’endroit, elle pouvait se rendre sans être accompagnée : car, à Neuchâtel, écoliers et écolières de tout âge circulent tout seuls dans les rues. Je la conduisais parfois faire des promenades sur les bords du lac, ou bien, par les Zig-zags et le Jardin du prince, dans le vallon de l’Écluse ; et je lui parlais de la grande ville où nous irions bientôt, et dont l’agitation bruyante ferait un si grand contraste avec le silence des rues paisibles de notre petite cité.


Voici l’appel que, dans son premier numéro de 1878, le Bulletin adressait à ses lecteurs :

  1. On se rappelle que Bakounine disait en mai 1871 aux ouvriers du Vallon : « Devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs ». (Voir t. II, p. 151.)