Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/691

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de l’exil dans une province éloignée ; enfin, pour soixante-trois, la détention préventive fut considérée comme tenant lieu de la peine prononcée.

Selon les traditions judiciaires russes, un tribunal qui, après avoir prononcé, pour la forme, une sentence rigoureuse, demandait au tsar d’abaisser l’échelle des peines afin de lui laisser le bénéfice de la clémence, était toujours écouté ; mais cette fois il en fut autrement : le tsar se montra impitoyable, refusa toute atténuation, et ordonna le maintien des peines les plus élevées. Mon ami Michel Sajine (Ross) eut pour sa part cinq années de travaux forcés (dont les années de prison préventive furent déduites) : il fut enfermé, en mai 1878 dans la prison centrale de Kharkof, les fers aux pieds ; après quoi il fut déporté à perpétuité, au commencement de 1882, dans la Sibérie orientale ; là, heureusement pour lui, il retrouva une amie, avec laquelle il se maria, la troisième des sœurs Figner, Eugénie, qui avait été déportée dans le gouvernement d’lrkoutsk à la suite de la découverte du complot formé en 1880 pour faire sauter le Palais d’hiver. On sait que l’amnistie de 1897, au couronnement de Nicolas II, rendit à la liberté les condamnés politiques, excepté ceux qui, à partir du règne d’Alexandre III, avaient été enfermés à Schlüsselbourg.

Les événements de Russie, l’emprisonnement et la disparition de presque tous ceux des propagandistes que j’avais connus, m’avaient laissé une profonde impression de chagrin ; et la lecture du roman de Tourguénief, paru en 1877, Nov (traduit en français sous le titre de Terres Vierges), que j’avais lu à Courtelary, m’avait incité à douter de la possibilité du succès d’une révolution en Russie : le personnage de Nejdanof, qui, au dénouement, s’éveillant enfin de son rêve décevant, s’aperçoit que les paysans ne le comprennent pas, me semblait symboliser tristement la destinée de mes jeunes amis. Je me trompais, heureusement ; l’idée révolutionnaire ne pouvait périr ; de nouveaux militants allaient prendre la place des propagandistes frappés[1], et, dès le 5 février 1878, le coup de pistolet tiré par Véra Zassoulitch sur le préfet de police Trépof fit voir avec quelle indomptable énergie les socialistes russes devaient continuer la lutte.


En France, une grève éclata le 25 février à Montceau-les-Mines. Le gouvernement envoya contre les grévistes la gendarmerie d’abord, puis la troupe ; et ce qui devait forcément se produire ne manqua pas d’arriver. « Le sang a coulé à Montceau, comme il fallait s’y attendre. Les soldats ont chargé à la baïonnette un attroupement d’ouvriers, et en ont blessé plusieurs. On infligera aux blessés quelques mois de prison, et on décorera les soldats : c’est dans l’ordre. La grève continue. » (Bulletin du 18 mars.)


Dans les premiers jours de mars arriva la nouvelle de la signature du traité de San Stephano (3 mars) : la guerre entre la Turquie et la Russie était terminée, mais la question d’Orient n’était pas résolue. « L’avenir — écrivions-nous — ne dépend pas de l’action de la diplomatie ; il dépend des progrès plus ou moins rapides du socialisme. »


Dans la seconde quinzaine de février, une nouvelle bien inattendue nous parvint : le gouvernement du canton de Berne, redoutant qu’à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars une manifestation n’eût lieu de nouveau dans sa capitale, prenait des mesures de défense militaire pour le maintien de l’ordre. Voici ce que publia le Bulletin du 25 février :


Nous apprenons que le département militaire du canton de Berne vient d’ordonner la mise de piquet de la batterie d’artillerie no 12 pendant la journée du dimanche 17 mars prochain.

  1. D’ailleurs, une partie de ceux qui appartenaient à cette première génération de propagandistes furent au nombre des révolutionnaires qui, dans les années suivantes, passèrent de la parole à l’action : parmi ceux qui tuèrent le tsar Alexandre II se trouvaient plusieurs des prévenus libérés du procès des Cent quatre-vingt-treize, entre autres Jéliabof et Sophie Pérovskaïa.