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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/173

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monomanes belliqueux ?… Et des citoyens raisonnables d’ailleurs, et parfaitement inoffensifs tant qu’ils portent la redingote ou la blouse, ne deviennent-ils pas en général, dès qu’ils ont endossé leur tunique, des brutaux et des insolents qui se croient tout permis ?

Ah oui, l’esprit militaire fait autant de ravages chez nous qu’ailleurs ; et on ne se contente pas de le flatter chez les hommes faits, on cherche encore à le faire naître chez nos enfants, qu’on déguise en petits soldats sous prétexte d’amour de la patrie.

Enfin, pense-t-on que nos milices soient réellement le peuple libre armé seulement pour la défense de ses droits, et qu’elles ne puissent pas devenir entre les mains du gouvernement un instrument passif d’oppression ? Vous vous croyez libres, citoyens-soldats ? Quelle chimère ! Oui, tant que vous êtes dans vos ateliers, vous avez toute liberté de sympathiser avec vos frères travailleurs des autres cantons et des pays voisins, de vous associer à eux, de les soutenir de votre obole s’ils réclament votre aide. Mais supposez à Bâle, à Genève, dans une de ces grèves qui se renouvelleront toujours plus fréquentes et plus terribles jusqu’à ce que la question sociale soit résolue, supposez que la bourgeoisie effrayée réussisse à obtenir une intervention fédérale[1] ; que, séduite par l’exemple que vient de lui donner la Belgique, elle veuille essayer à son tour de massacrer des travailleurs : vous voilà, ouvriers suisses, recevant l’ordre de marcher contre vos frères, de tourner vos armes contre la poitrine des amis dont vous êtes habitués à serrer la main ! Oserez-vous désobéir à l’ordre de marche ? aurez-vous la liberté de discuter le commandement de vos officiers ? Vous sera-t-il plus facile de déserter, à vous citoyen embrigadé, discipliné, conduit à la baguette, qu’au soldat belge ou français ? Non, et vous savez bien que le jour où la bourgeoisie voudra se servir des ouvriers neuchâtelois pour fusiller les ouvriers genevois, elle n’aura qu’un mot à dire, et les ouvriers neuchâtelois marcheront. Voilà la situation, telle que nous l’a faite notre système de milice. Et quelle que soit, en effet, l’organisation militaire d’une nation, le soldat sera toujours une machine aveugle, un instrument passif, prêt à s’immoler lui-même dans la personne de ses propres frères.

Qu’on ne se laisse donc pas prendre à la rhétorique et aux sophismes de ces démocrates hypocrites qui ne savent promettre au peuple que des changements de mots, et qui ne veulent pas changer les choses. Qu’on se le persuade bien : l’armée, qu’elle s’appelle milice nationale ou garde impériale, est incompatible avec la liberté ; tout comme l’État, qu’il s’appelle monarchie ou république, est incompatible avec la liberté. Aussi, lorsque l’Europe se décidera enfin à chercher son salut dans la Révolution, elle ne se contentera pas, espérons-le, de troquer la monarchie contre la république bourgeoise, et les armées permanentes contre les milices : elle s’affranchira pour toujours en détruisant l’État et en supprimant l’armée.


Bakounine n’avait pas trouvé le temps, cette fois, d’écrire son article habituel ; et, pour le remplacer, j’avais pris dans la Pensée nouvelle une étude philosophique d’Emmanuel Briard, intitulée « Mérite et valeur », où

  1. C’est-à-dire l’intervention du gouvernement fédéral, siégeant à Berne, dans les affaires intérieures du canton où a lieu la grève, par l’envoi des milices d’un canton voisin.