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je rédigeai pour le Premier Mars, journal radical de Neuchâtel, une correspondance que je datai de Genève, et que mon père[1], directeur politique de ce journal, publia (le Premier Mars était hebdomadaire et paraissait le dimanche[2]) dans le numéro du 9 septembre. La voici :


Congrès International des Travailleurs.
(Correspondance particulière du Premier Mars.)


Genève, mardi 4 septembre 1866.
Monsieur le rédacteur,

Je n’aime pas à juger sur la foi d’autrui. J’ai donc voulu voir de mes propres yeux l’Association internationale des travailleurs à l’œuvre, et je me suis rendu au Congrès de Genève. J’ai assisté, hier et aujourd’hui, à toutes les réunions des délégués. Je vous raconterai fidèlement ce que j’ai vu et entendu.

Ce sont les Anglais qui ont conçu les premiers l’idée de mettre en rapport entre eux les travailleurs de tous les pays civilisés[3]. Un Comité formé à Londres a adressé dans ce but un appel invitant tous les travailleurs, sans distinction d’opinion politique ou religieuse, à entrer dans une association ayant pour but de rapprocher les classes laborieuses des différentes nations. Cet appel fut entendu jusqu’en Amérique, du vivant du Président Lincoln, qui témoigna au Comité de Londres, par une lettre que je voudrais pouvoir reproduire ici, sa sympathie pour l’œuvre entreprise. Des Sections se formèrent de toutes parts. Aujourd’hui, les délégués de ces Sections se réunissent à Genève, du 3 au 8 septembre, pour discuter les bases sur lesquelles l’Association internationale, qui n’a eu jusqu’ici qu’un caractère provisoire, devra être définitivement constituée.

Je ne vous parlerai pas de l’accueil fait par la population ouvrière de Genève aux délégués, ni du cortège d’hier matin[4] : je ne l’ai pas vu. Je suis arrivé hier juste à temps pour m’asseoir à la table du dîner[5], à côté d’un délégué de Londres, à qui je demande des nouvelles du mouvement en faveur de la réforme électorale. Il m’apprend que ses amis et lui sont membres de la Ligue de la Reforme, que l’un d’eux en est même le secrétaire général, et qu’ils ont été en partie les organisateurs du grand meeting de Hyde Park. Je m’informe

  1. Mon père était membre du Conseil d’État (Conseil exécutif) du canton de Neuchâtel.
  2. En juin 1866, mon père avait créé une petite imprimerie, à la tête de laquelle il plaça son second fils, mon frère puîné Georges (alors âgé de vingt ans), qui avait appris le métier de typographe ; les fonds pour l’achat du premier matériel avaient été avancés à mon père par son ami le géologue Édouard Desor, et par deux hommes politiques appartenant au parti radical. Le Premier Mars, fondé en 1865 déjà, s’imprimait depuis le mois de juillet 1866 dans l’atelier de mon frère. Ce détail explique comment j’eus l’idée d’envoyer à ce journal une correspondance, que mon père trouva tout naturel d’insérer : l’Internationale, à ce moment, avait toutes les sympathies des radicaux avancés.
  3. À ce moment, nous ignorions jusqu’à l’existence de Karl Marx. Je crois bien que ce n’est que l’année suivante, au Congrès de Lausanne, que j’entendis parler de lui pour la première fois, par Eccarius et Lessner.
  4. Ce cortège provoqua les railleries de certains journaux suisses. Au Locle, un député radical au Grand-Conseil neuchâtelois, Auguste Guyot-Lupold, dit à Constant Meuron, dans l’intention de le vexer, qu’on n’avait vu au cortège et au Congrès que « des tailleurs et des cordonniers ».
  5. Le repas de midi, en Suisse.