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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/22

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auprès de mes voisins s’il y a dans l’assemblée quelque notabilité politique ou scientifique : il n’y en a point, me dit-on ; mais les travailleurs sauront bien faire leur besogne tout seuls ; et, en effet, la dignité de leur tenue et le sérieux de leur langage me font bien augurer de la réussite du Congrès.

Après le dîner, on se réunit dans la grande salle de la brasserie Treiber (aux Eaux-Vives), qui est pavoisée de drapeaux. Les délégués sont au nombre de soixante environ : il y a là une demi-douzaine d’Anglais, qui sont les représentants de plus de vingt-cinq mille travailleurs, membres de l’Association ; une douzaine de délégués de Paris, de Rouen et de Lyon[1] ; mais les délégués allemands, et suisses surtout, forment la majorité de l’assemblée. Au moment où l’on va entrer en séance, un incident se produit : quelques membres parisiens de l’Association internationale, non délégués, anciens étudiants et ouvriers, tous jeunes gens, sont venus à leurs frais pour assister au Congrès, et demandent à être admis à prendre part aux délibérations. Le droit de prendre la parole leur est accordé, non sans observations de la part de quelques formalistes[2] ; puis on élit un président, et on fixe l’ordre du jour du lendemain.

Comme je suis curieux de savoir ce que pensent les étudiants parisiens sur les questions politiques et sociales, la séance levée, je m’approche d’eux ; entre jeunes gens, la connaissance est vite faite, et nous causons à cœur ouvert. Ces messieurs appartiennent au groupe qui a convoqué et dirigé le Congrès des étudiants de Liège, et qui a rédigé la Rive gauche et Candide, courageux petits journaux promptement supprimés par la police bonapartiste. Ils ne connais-

  1. Il y en avait davantage, comme on le verra plus loin.
  2. J’ai retenu les noms de deux seulement de ces jeunes gens : Protot, tout jeune avocat, qui fut en 1871 membre de la Commune, et Alphonse Humbert, plus tard l’un des rédacteurs du Père Duchêne, et qui était alors commis pharmacien chez Raspail. Fribourg (L’Association internationale des travailleurs, Paris, 1871, p. 48) dit que les autres étaient Calavaz et Jeunesse, étudiants, et Lalourcet, menuisier ; Oscar Testut (L’Internationale, Paris, 1871, p. 125, note 1) ajoute le nom de Rey. Ils étaient venus principalement pour protester contre les délégués parisiens, auxquels ils reprochaient d’avoir des accointances, d’une part, avec le Palais Royal, d’autre part avec certains bourgeois républicains : on était allé, me dirent-ils dans mes entretiens avec eux, mendier de l’argent chez des hommes politiques, pour couvrir les frais de la délégation au Congrès ; ils me citèrent Jules Simon comme ayant donné vingt francs. Ce fut Protot qui prit la parole devant le Congrès, au nom de ses camarades ; il parla avec une extrême volubilité, et les délégués non français ne se rendirent pas bien compte de la nature des griefs qu’il exposait. Les délégués parisiens, Murat, Fribourg, Tolain, voyaient en ces jeunes gens de simples politiciens, qui n’avaient pas compris le programme de l’Internationale, et qui cherchaient à entraver le mouvement naissant, parce que ce mouvement, selon eux, détournait les ouvriers de la politique révolutionnaire. Tolain et ses collègues voulaient qu’on leur refusât le droit de prendre part aux travaux du Congrès, et qu’on les traitât en adversaires. Murat me dit que ces étudiants étaient des bavards de café, qui ne savaient que « caresser la grisette » (textuel), et ne comprenaient rien aux questions ouvrières. Je trouvai, en effet, en causant avec ces jeunes gens, qui se rattachaient au groupe blanquiste, que leurs idées étaient passablement confuses. Mais, tout en me rangeant du côté de ceux qui voulaient constituer une organisation ouvrière, je pensais qu’ils avaient tort de rejeter la collaboration de la jeunesse révolutionnaire. Après une très longue discussion, où les délégués suisses, en particulier, se montrèrent moins exclusifs que Tolain et ses amis, la majorité décida que Protot et ses compagnons, sans être admis avec voix délibérative, pourraient néanmoins obtenir la parole dans les débats du Congrès ; mais ils n’usèrent pas de cette tolérance, et se retirèrent. Ils revinrent dans la séance du jeudi après-midi (je n’étais plus à Genève) ; cette fois ils firent du tapage, et le Congrès les expulsa.