t'avoir vu et d'avoir cause longuement, à tête reposée, avec toi. C'est un besoin de cœur, autant que de politique petite et grande, intime et publique. Nous devons nous entendre sur toute chose, afin de régler et savoir des deux parts et ce que nous devons faire et sur qui nous devons et pouvons compter. D'une manière ou d'une autre, il faut que nous réunissions une ou deux fois tous les amis : Schwitzguébel, Fritz Robert, Heng, qui se trouvera déjà alors à la Chaux-de-Fonds[1], Floquet, Spichiger et Graisier et tous les autres que vous voudrez. J'ai écrit également à Janasch qu'il vienne pour ce temps à Neuchâtel, seul ou avec Collin. Mais tout cela après que nous aurons longuement causé avec toi et d'abord tout arrêté entre nous deux. Donc réponds-moi de suite, et tâche d'arranger les choses de manière à ce que je dépense peu de chose, et ne compromette ni notre cause, ni notre intimité, ni personne.
Ton dévoué, M. B.
Tu trouveras ma nouvelle adresse à la tête de cette lettre.
La rencontre proposée ne put avoir lieu. Un incident imprévu détermina Bakounine à prolonger son séjour à Genève ; et lorsqu'il partit, le 30 octobre, ce fut pour se rendre directement à Lugano, où il arriva le 1er novembre ; je le vis à son passage à Neuchâtel, entre deux trains, mais je n'ai gardé qu'un souvenir vague de cette entrevue : je sais seulement qu'entre autres choses, il me parla de Sentiñon, l'un des délégués espagnols au Congrès de Bâle, et des rapports d'intimité qu'il avait noués avec lui.
Le motif qui retint Bakounine à Genève plus longtemps, ce fut la publication, dans le Réveil de Paris du 2 octobre, d'un article de Moritz Hess où il était attaqué d'une façon perfide et calomnieuse, et avec lui tous ceux qui, au Congrès de Bâle, avaient voté dans le sens de ce que le compte-rendu du Progrès avait appelé le « collectivisme anarchiste ». Bakounine commença aussitôt à rédiger une réponse adressée Aux citoyens rédacteurs du RÉVEIL, réponse qu'il n'acheva pas, sans doute parce qu'elle prenait des proportions démesurées (le manuscrit s'interrompt à la 37e page) ; il se mit ensuite à écrire une brochure en plusieurs chapitres qu'il intitula Profession de foi d'un démocrate socialiste russe, précédée d'une étude sur les Juifs allemands ; il envoya le commencement de son manuscrit à Herzen, en le priant d'en proposer la publication à l'éditeur Dentu (lettre du 18 octobre 1869, dans la Correspondance). Herzen ne trouva pas le manuscrit de son goût, et, entre autres observations, manifesta à Bakounine son étonnement de le voir prendre à partie des hommes aussi peu notoires que Hess et Borkheim, au lieu de s'attaquer directement à Marx, leur chef de file[2]. Bakounine répondit à Herzen par une lettre très remarquable (8 octobre), où il explique, avec cette générosité et cette droiture dont il ne s'est jamais départi, les raisons qu'il a de ménager Marx :
Je n'ignore pas que Marx a été l'instigateur et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique qui a été déchaînée contre nous. Pourquoi l'ai-je donc ménagé ? j'ai fait plus que cela, je l'ai loué, je lui ai conféré[3] le titre de géant. Pour deux raisons, mon Herzen. La première, c'est la justice. Laissant de côté toutes les vilenies qu'il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître, moi du moins, les immenses services rendus par lui à la cause du socialisme, qu'il sert avec intelligence, énergie et sincérité depuis près de vingt-cinq