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mot à personne, à part sa femme Adia[1] » Par les lettres de Bakounine à Joukovsky, on a quelques détails sur la traduction du livre de Marx : les débuts furent pénibles ; dans les premiers temps, Bakounine ne pouvait pas traduire plus de trois pages par jour ; il réussit ensuite à en traduire cinq, et il espérait arriver à dix ; l'ouvrage entier, pensait-il, pourrait être fini en quatre mois (lettre du 16 décembre). Mme  Joukovsky devait recopier le manuscrit de la traduction ; mais cette idée fut ensuite abandonnée (lettre du 3 janvier 1870), et Bakounine s'appliqua à rendre une copie inutile en évitant les ratures. « Je traduis maintenant beaucoup et vite, » écrivait-il le 7 janvier.

Le motif du mystère dont Bakounine s'entourait à Locarno était d'ordre exclusivement privé. En 1868, pendant qu'il habitait Clarens, sa femme était accouchée d'un fils[2] dont la naissance, pour des raisons que je n'ai pas à expliquer ici, avait d'abord été tenue cachée. Dans l'été de 1869, Mme  Bakounine écrivit d'Italie (où elle s'était rendue en avril) à son mari pour lui annoncer une seconde grossesse : c'est pour cette raison qu'il prit la résolution de transporter ses pénates loin de Genève (il hésita quelque temps entre Turin et la Suisse italienne). Dans sa première lettre à Joukovsky (23 novembre), il dit : « J'ai prié Ogaref de te remettre cette lettre, et de te dire en même temps, comme un grand secret pour tout le monde excepté Adia, et surtout pour le poulailler politique d'Outine, que je suis à Locarno, où j'attends à présent Antonie et où je veux rester avec les enfants, celui qui est né l'an dernier et celui qui doit naître bientôt[3]. Je resterai à Locarno tout l'hiver, au moins. »

En janvier 1870, Netchaïef, revenu de Russie à Genève, où il se donnait comme le représentant du Comité révolutionnaire russe, fut invité par Bakounine (lettre du 12 janvier) à venir à Locarno : il s'y rendit, et, trouvant Bakounine occupé à traduire le livre de Marx, le pressa d'abandonner ce travail pour se consacrer tout entier à la propagande révolutionnaire en Russie ; il se faisait fort de trouver quelqu'un qui, pour le reste du prix convenu, achèverait la traduction en place de Bakounine. Joukovsky, mis au courant du projet de Netchaïef, proposa de se charger lui-même de terminer la traduction avec quelques amis, à la condition qu'elle serait revue par Bakounine ; mais cette offre ne fut pas acceptée ; Bakounine, s'en remettant à la promesse de Netchaïef d'arranger l'affaire, ne s'occupa plus que de la propagande russe, et ne voulut plus entendre parler de la traduction. Or, Netchaïef abusa indignement de la confiance de Bakounine : à l'insu de celui-ci, il écrivit à Lioubavine, au commencement de mars, une lettre où, au nom du Comité révolutionnaire russe, il lui annonçait que Bakounine avait été mis en réquisition par le Comité, et que par conséquent il n'achèverait pas la traduction commencée, ajoutant, paraît-il, une menace pour le cas où Poliakof ferait quelque réclamation[4]. Cet acte éminemment « révolutionnaire » parvint à la connaissance de Bakounine par une lettre de Lioubavine, qui lui écrivit pour se plaindre, en qualifiant le procédé d'escroquerie. Aussitôt Bakounine protesta par écrit auprès de Netchaïef, à deux reprises : les deux lettres de Bakounine ont été vues en 1872, après l'arrestation de Netchaïef à Zurich, par R. S., qui

  1. Correspondance de Bakounine (trad. française), p. 297.
  2. Qui s'est suicidé à Nice en 1905.
  3. Ce second enfant, une fille, qui reçut le nom de Sophie, naquit à Locarno le 14 janvier 1870.
  4. Pierre Kropotkine a vu, plus tard, une copie de la lettre de Netchaïef à Lioubavine : ce n'était pas à proprement parler, dit-il, une lettre comminatoire, mais plutôt un appel au bon sens de Lioubavine, dans lequel on lui disait qu'il devait comprendre que Bakounine pouvait mieux employer son temps qu'à faire des traductions ; cependant il n'est pas impossible — Kropotkine n'a pas de souvenir précis sur ce point — que la lettre se terminât par quelque phrase donnant à entendre que, si Poliakof ne se montrait pas accommodant, il aurait lieu de s'en repentir.