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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/276

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rares amis. Depuis le refroidissement qui s'était produit dans ses rapports avec la princesse Obolensky, c'est-à-dire depuis la dissolution de l'ancienne Fraternité internationale, il lui avait fallu se préoccuper de se créer des moyens d'existence : par l'intermédiaire d'un jeune Russe qui habitait l'Allemagne et que j'appellerai Lioubavine[1], il fut mis en relations, dans l'automne de 1869, avec un éditeur juif de Saint-Pétersbourg, Poliakof, qui le chargea de faire une traduction russe du livre de Karl Marx, Das Kapital ; le prix de cette traduction fut fixé à neuf cents roubles, dont Bakounine reçut le tiers d'avance[2].

À ce moment, Bakounine était encore censé être en bons termes avec Marx. Celui-ci, lors de l'apparition de son livre, en 1867, lui avait fait hommage d'un exemplaire ; et Bakounine a raconté lui-même à ce sujet la petite anecdote que voici :


Pendant le Congrès de la paix, à Genève, le vieux communiste Philippe Becker, comme Marx l'un des fondateurs de l'Internationale, et son ami, toutefois à la manière allemande, c'est-à-dire ne demandant pas mieux que d'en dire pis que pendre quand il peut le faire sans se compromettre, me remit de la part de Marx le premier volume, le seul qui ait paru jusqu'à présent, d'un ouvrage excessivement important, savant, profond, quoique un peu abstrait, intitulé Le Capital. À cette occasion, je commis une faute énorme : j'oubliai d'écrire à Marx pour le remercier. Quelques mois plus tard...[3]


Le manuscrit s'interrompt malheureusement ici. Mais un autre manuscrit, un projet de lettre au socialiste espagnol Anselmo Lorenzo, du 7 mai 1872, qui contient la même historiette, en donne la fin :


À cette époque, j'ai commis une grande faute. Je ne me suis pas empressé de l'en remercier, et de lui faire mes compliments de cet ouvrage vraiment remarquable. Le vieux Philippe Becker, qui le connaît de longue date, ayant appris que j'avais commis cet oubli, me dit alors : « Comment, tu ne lui as pas encore écrit ! Eh bien, Marx ne te le pardonnera jamais. » Je ne crois pas pourtant que ç'ait été la cause de la reprise des hostilités par Marx et les marxistes contre moi. Il y a une autre cause plus sérieuse, toute de principe, mais qui, en se confondant avec les anciennes causes personnelles, a donné naissance à l'ignoble persécution dont je suis aujourd'hui l'objet de leur part[4].


Bakounine était rentré en correspondance avec Joukovsky (lettre du 23 novembre), qui venait de se fixer à Genève, et à propos duquel il avait écrit à Ogaref (le 16 novembre) : « Cet homme a un cœur d'or, plein d'affection et de dévouement... Il manque de caractère, c'est vrai... Fais en sorte de le rallier à nous : ce sera utile, et c'est très possible. Pour cela, sans jamais lui confier de grand secret, fais-lui part de quelque chose de peu d'importance réelle, mais qui en ait l'apparence, comme, par exemple, que je me trouve actuellement à Locarno ; confie-lui ce secret en lui disant que je t'ai autorisé à le lui communiquer, mais en le priant de n'en souffler

  1. Le nom de cet intermédiaire ne m'a été révélé qu'en 1904, par R. S., qui fut, de 1870 à 1876, le plus intime des affidés russes de Bakounine ; il m'a demandé de ne pas publier ce nom, parce que la chose pourrait avoir encore des inconvénients. C'est cet Y. Z. qui est désigné par l'initiale L. dans une lettre de Bakounine à Ogaref du 14 juin 1870. Ce n'est pas Lopatine, comme quelques-uns l'ont cru, ni Negrescul.
  2. Lettre du 4 janvier 1870 à Herzen.
  3. Manuscrit inédit intitulé Rapports personnels avec Marx : Nettlau, p. 358.
  4. Nettlau, p. 358.