Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/287

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ses vœux. J.-Ph. Becker, qui avait signé la lettre de démission du 3 janvier, voyant la tournure que prenaient les choses, changea son fusil d’épaule, et devint, lui aussi, le collaborateur de Wæhry. Qui fut penaud ? Robin, qui n’avait point prévu un semblable dénouement. C’est ainsi qu’en un tour de main la coterie escamota l’Égalité, si étourdiment livrée à la réaction genevoise par ceux à qui la Fédération romande en avait confié la garde.

Les Sections du Jura ne comprirent pas d’abord ce qui s’était passé à Genève, tant l’événement était imprévu et hors de proportion avec les causes infinies qui l’avaient produit. Une circulaire signée de Perron fut envoyée aux Sections par les membres démissionnaires du Conseil de rédaction, pour leur dire les motifs de leur acte ; le Comité fédéral, de son côté, adressa aussi aux Sections une circulaire sur le même sujet. Je ne possède plus ces deux documents ; du reste ce qui précède a suffisamment expliqué la nature du conflit, sans qu’il soit besoin d’entrer dans de plus grands détails. De part et d’autre, on se réserva pour le Congrès fédéral romand, qui devait s’ouvrir à la Chaux-de-Fonds le 4 avril, et auquel il appartiendrait de prononcer sur le conflit.

Le Progrès voulut rester neutre et conciliant autant que possible. Tout en continuant à publier le rapport du Conseil général de Londres, il accueillit des articles de Robin ( « La liberté et la solidarité », 8 janvier ; « Où sont les voleurs », 15 janvier ; « De l’éducation des enfants », 22 janvier) ; et il commença la publication du long travail que J.-Ph. Becker avait écrit (en allemand) sur ma demande[1] et que j’avais traduit en français, intitulé M. de Schweitzer (15  janvier-5 mars). La rédaction du Progrès disait, à propos de ce travail, qu’il contenait « sur le dictateur de l’Association générale des ouvriers allemands des renseignements dont nous nous portons garants d’une manière absolue, et qui nous sont fournis par un socialiste bien connu en Allemagne ». J’avais en la loyauté de Becker une confiance qui me fit accepter tout ce qu’il avait jugé à propos d’écrire contre Schweitzer ; et c’est ainsi que le Progrès imprima les phrases suivantes : « On ne pouvait attendre aucune adhésion sérieuse à l’Internationale de la part d’un homme qui avait consenti, dans un intérêt personnel, à se faire l’agent de Bismarck et du parti féodal… Le dictateur avait envoyé à ses frais à Eisenach quelques centaines de ses fidèles, avec ordre d’empêcher les délibérations du Congrès et au besoin de le dissoudre par la force. Où Schweitzer avait-il trouvé l’argent nécessaire pour solder cette armée ? l’énigme serait insoluble, si l’on ne connaissait pas les relations du dictateur avec Bismarck… Le gouvernement prussien se trouvait placé, en face du mouvement ouvrier toujours grandissant, dans l’alternative de le faire servir à ses plans, ou de chercher à le démoraliser et à le corrompre : M. de Schweitzer, dont l’ambition n’a d’égale que son amour des jouissances et son immoralité, était l’homme qu’il fallait à Bismarck pour cela. » Aujourd’hui la démonstration est faite : il est hors de doute que Schweitzer n’a jamais été un agent du gouvernement prussien ; et Franz Mehring déclare qu’il était aussi absurde, dans le camp marxiste, d’accuser Schweitzer d’être à la solde de Bismarck, que de prétendre, dans le camp lassallien, que Liebknecht était un allié secret de la bourgeoisie et

Bebel un stipendié de l’ex-roi de Hanovre[2].

  1. C’est au meeting de Bienne (12 décembre), comme je l’ai déjà dit, que j’avais demandé à Becker de rédiger ce mémoire.
  2. Becker, qui n’aimait pas Moritz Hess, n’avait pas manqué de lui donner en passant un coup de griffe. Il rappelait que lorsque Marx, Herwegh, Rüstow, etc. cessèrent en 1865 leur collaboration au Sozial-Demokrat de Schweitzer, Hess, au lieu de suivre leur exemple, continua à écrire dans ce journal, jusque vers la fin de 1868. Voici en quels termes Becker apprécie les lettres que Hess envoyait de Paris à cet organe : « Les rédacteurs du Sozial-Demokrat se livrèrent contre l’Association internationale des travailleurs et contre ses fondateurs aux attaques les plus perfides et les plus grossières ; leur correspondant de Paris, pendant longtemps, se signala particulièrement dans cette noble tâche ».