Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/393

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les Français, les Espagnols, les Italiens, les Autrichiens, les Russes.

Il nous semble que le Conseil général ferait mieux d'adresser une admonestation aux Genevois, qui, tout au contraire, nous paraissent subordonner le mouvement économique au mouvement politique. Voilà une violation flagrante de nos Statuts ; et voilà, pour le Conseil général, une occasion d'intervenir sans courir le risque d'être blâmé par personne.


J'ai à parler maintenant de Netchaïef et de Bakounine, et des incidents qui amenèrent leur rupture. Ces incidents sont tout à fait étrangers à l'histoire de l'Internationale ; mais comme je m'y trouvai mêlé personnellement, jusqu'à un certain point, il faut que je les mentionne.

J'ai dit que Bakounine avait quitté Genève le 18 avril pour retourner à Lausanne, puis s'était rendu à Milan pour une affaire privée. Il profita de ce voyage pour voir notre vieil ami Gaspard Stampa, avec lequel il s'occupa de propagande italienne ; à son sujet il écrivait à Gambuzzi le 4 mai 1870 : « J'ai passé une journée chez Stampa [à Abbiategrasso, près Milan] ; c'est un bien honnête homme, d'une intelligence un peu courte, mais tout de même il nous sera précieux… Nous avons décidé ensemble que sans perdre de temps ils transformeront l'Association d'Abbiategrasso en Section de l'Internationale. » (Nettlau, Supplément inédit.) Revenu à Locarno le 1er mai, il y reçut le 4 une dépêche qui le rappelait à Genève pour les affaires russes. Il avait songé à retourner vivre à Genève, et avait prié Perron de lui retenir un logement pour lui et sa famille à partir du 15 mai ; il changea d'avis ensuite, et se décida à partir seul, vers le milieu de mai ; mais il ne passa cette fois que peu de jours à Genève ; le 26 mai il était à Berne, regagnant la rive du lac Majeur, et le 30 mai il écrivait de Locarno à Ogaref : « Ah ! mon vieux, que c'est bon de vivre ici ! C'est tranquille, c'est paisible, on laisse le cours libre à ses pensées, on a sa liberté d'action. En outre, on n'est pas assommé par les insinuations malpropres d'Outine, ni par l'éloquence de Metchnikof, la philosophie de Jemanof, la sagacité d'Elpidine, ni la légèreté de Jouk. C'est vrai qu'on ne vous a pas non plus, mes chers amis. Mais qu'y faire ! on ne peut jamais réunir tout ce qu'on aime ; et cette tranquillité raisonnable, sans vous, est encore préférable à un milieu boueux à Genève, avec vous ! »

Pendant le séjour de Bakounine à Genève, la police genevoise avait emprisonné (9 mai) un étudiant russe, Semen Serebrenikof, le prenant pour Netchaïef ; Serebrenikof fut relâché au bout de quelques jours (20 mai) ; mais cette arrestation souleva la question de savoir si le gouvernement suisse serait capable de livrer Netchaïef à la Russie, au cas où on l'arrêterait réellement. Par ses amis personnels de Berne, Adolphe Vogt et Adolphe Reichel[1], Bakounine apprit qu'un membre du Conseil fédéral suisse avait déclaré que le gouvernement helvétique n'accorderait pas l'extradition de Netchaïef, mais que ce gouvernement ne pourrait pas empêcher le gouvernement cantonal de Genève de l'arrêter, si celui-ci s'avi-

  1. Je les ai connus tous les deux. Adolphe Vogt, docteur en médecine, professeur à l'Université de Berne, était le plus sympathique des quatre frères Vogt (Karl, Émile, Adolphe et Gustave) ; Bakounine s'était lié avec lui dès son premier séjour en Suisse, en 1843 ; et ils furent unis jusqu'à la fin par la plus étroite amitié. Savant distingué, Adolphe Vogt professait en matière économique les idées les plus avancées, non comme socialiste, disait il, mais simplement comme hygiéniste. Le musicien Adolphe Reichel avait fait la connaissance de Bakounine en Allemagne, avant 1843 ; il le revit en Suisse, puis à Paris, où pendant longtemps ils logèrent ensemble. Marié vers 1847, Reichel perdit bientôt sa femme ; vers 1850, il épousa en secondes noces une Russe, Mlle Marie Ern, qui avait été institutrice dans la famille d'Alexandre Herzen ; quelques années après, il fut appelé comme directeur de musique à Berne : c'est là que Bakounine, qui l'aimait beaucoup, le retrouva, ainsi qu'Adolphe Vogt, après 1861. Reichel était un homme excellent, du plus aimable caractère, et un compositeur de talent.