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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/432

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Mon cher ami. Je ne veux point partir de Lyon sans t’avoir dit un dernier mot d’adieu. La prudence m’empêche de venir te serrer la main une dernière fois. Je n’ai plus rien à faire ici. J’étais venu à Lyon pour combattre ou pour mourir avec vous. J’étais venu parce que je suis profondément convaincu que la cause de la France est redevenue, à cette heure suprême…, la cause de l’humanité. J’ai pris part au mouvement d’hier et j’ai signé mon nom sous les résolutions du Comité du Salut de la France[1], parce qu’il est évident pour moi qu’après la destruction réelle et de fait de toute la machine administrative et gouvernementale, il n’y a plus que l’action immédiate et révolutionnaire du peuple qui puisse sauver la France… Le mouvement d’hier, s’il s’était maintenu triomphant, — et il se serait maintenu tel si le général Cluseret n’avait point trahi la cause du peuple, — en remplaçant la municipalité lyonnaise, à moitié réactionnaire et à moitié incapable, par un comité révolutionnaire émanant directement de la volonté du peuple, ce mouvement aurait pu sauver Lyon et la France… Je quitte Lyon, cher ami, le cœur plein de tristesse et de prévisions sombres. Je commence à penser maintenant que c’en est fait de la France… Elle deviendra une vice-royauté de l’Allemagne. À la place de son socialisme vivant et réel, nous aurons le socialisme doctrinaire des Allemands, qui ne diront plus que ce que les baïonnettes prussiennes leur permettront de dire. L’intelligence bureaucratique et militaire de la Prusse unie au knout du tsar de Saint-Pétersbourg[2] vont assurer la tranquillité et l’ordre public, au moins pour cinquante ans, sur tout le continent de l’Europe. Adieu la liberté, adieu le socialisme, la justice pour le peuple et le triomphe de l’humanité. Tout cela pouvait sortir du désastre actuel de la France. Tout cela en serait sorti, si le peuple de France, si le peuple de Lyon l’avait voulu.


La lettre se termine par ces lignes, qui contiennent quelques détails intéressants sur la façon dont Bakounine avait été appréhendé au corps la veille, par ordre du maire Hénon[3] :


Tu sais qu’hier, vers trois heures à peu près[4], j’avais été arrêté à l’hôtel de ville par un monsieur fort laid habillé en civil, qui m’avait fait empoigner par des gardes nationaux de compagnies bourgeoises, je ne saurais te dire laquelle ou lesquelles. Le fait est que ces hommes ont fouillé toutes mes poches avec un aplomb et une habileté qui m’ont prouvé qu’ils ne sont pas étrangers au métier. L’un d’eux a répondu à un autre, qui lui recommandait de me bien fouiller : « Ne crains rien, je connais mon métier ». Les uns m’ont brutalisé de toutes manières, me bousculant, me poussant, me pinçant, me tordant les bras et les mains ; je dois pourtant reconnaître

  1. Il veut parler de l’affiche rouge du 26 septembre.
  2. On voit déjà exprimée, dans cette phrase, l’idée que résumera, quelques mois plus tard, le titre donné au nouvel ouvrage que Bakounine allait écrire : L’Empire Knouto-germanique.
  3. Cette partie de la lettre n’a pas été donnée par Testut, qui en a imprimé le commencement. Je l’ai trouvée dans Nettlau, p. 512.
  4. Cette indication doit provenir d’un chiffre pris pour un autre, et je pense qu’il faut lire « vers cinq heures » et non « vers trois heures ». En effet, dans une autre lettre qu’on trouvera plus loin (p. 108), Bakounine dit qu’il resta prisonnier une heure, et que lorsqu’on le délivra il n’y avait plus à l’hôtel de ville un seul membre du Comité du Salut de la France.