Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

querait une grande agitation dans le peuple et peut-être même une explosion. Mais le diable sait si, à la suite de la découverte de ce maudit dictionnaire, on ne l’arrêtera pas. De sorte que je serai probablement obligé de partir bientôt d’ici. Mais je n’ai pas le sou. Par conséquent, cher ami, fais encore un dernier effort avec les amis. Réunissez à tout prix cent francs et envoyez-les à Mme Bastelica, 32, boulevard des Dames... Où irai-je ? Je n’en sais rien encore. À Barcelone ? ou bien à Gênes, pour retourner de là directement à Locarno ? Quel est votre avis, mes amis ? — bien entendu, seulement pour le cas où je serais forcé de m’éloigner d’ici, ce que je ne ferai qu’à la dernière extrémité[1].


On a vu que Bakounine, dans sa cachette de Marseille, occupait ses loisirs forcés à écrire, comme suite aux Lettres à un Français, un nouvel ouvrage. Il eut aussi l’idée, dans l’intérêt de sa sécurité, d’écrire au vieux républicain socialiste qui avait accepté de remplir les fonctions d’administrateur supérieur des Bouches-du--Rhône, Esquiros. Bakounine savait que ses ennemis, à Lyon et à Tours, le représentaient comme un agent secret de la Prusse, et il crut devoir se défendre[2]. Il commença donc, le 20 octobre, une lettre à Esquiros, qu’il n’acheva pas, et qui ne fut pas envoyée (elle existe dans ses papiers) ; j’en cite un seul passage :


C’est un moyen si commode, n’est-ce pas, que de jeter aujourd’hui cette épithète de Prussien à tous les hommes qui ont le malheur de ne point pouvoir partager un enthousiasme de commande pour ces soi-disant sauveurs de la France dont l’incurie, l’incapacité et cette impuissance infatuée d’elle-même perdent la France. Un autre que vous, citoyen Esquiros, aurait pu me demander : « Qu’est-ce que tout cela fait à vous, qui êtes étranger ? » Ai-je besoin de vous prouver, à vous, que la cause de la France est redevenue celle du monde ; que la défaite et la déchéance de la France seront la défaite et la déchéance de la liberté, de tout ce qui est humain dans le monde... Si la Prusse l’emporte, c’en sera fait de l’humanité européenne au moins pour cinquante ans ; pour nous autres vieux, il ne nous restera plus qu’à mourir.


Vers la fin de septembre, Sentiñon, appelé de Barcelone par Bakounine, était parti pour la France, afin d’y prendre part au mouvement révolutionnaire. Il s’était rendu à Lyon, où il arriva quand tout était fini et que déjà Bakounine n’y était plus. Il resta quelque temps dans cette ville, dans l’attente d’un nouveau soulèvement ; il y fut rejoint par Mroczkowski, venant de Londres avec la princesse Obolensky, et par Joukovsky, arrivé de Genève[3]. Tous quatre se décidèrent, le 25 octobre, à quitter Lyon,

  1. Correspondance de Bakounine.
  2. Le préfet Gent, en parlant de Bakounine, dit un jour à Bastelica : « C’est un agent russe et prussien. Nous en avons la preuve. Nous tenons une liasse de papiers de cette hauteur (et il tendit la main à la hauteur du genou) qui le démontrent irréfutablement. » (Lettre d’Alerini à Joukovsky, du 17 mars 1871, citée par Nettlau, note 2384.)
  3. Je n’ai jamais su ce que Joukovsky était allé faire à Lyon, à ce moment où tout paraissait fini. Il avait été tenu à l’écart lors de la préparation du mouvement du 28 septembre, Bakounine n’ayant voulu avoir avec lui que des hommes d’action, comme Ozerof, Ross et Lankiewiez. Il est possible que la cause du voyage de Joukovsky ne fût pas de nature politique, et qu’il soit allé tout simplement rencontrer la princesse Obolensky et Mroczkowski, avec lesquels il était très intimement lié, et qui, traversant la France pour se rendre dans le Midi, lui avaient peut-être donné rendez-vous.