Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/488

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versaillaise ; puis ils nous apportèrent, jour après jour, les nouvelles de la guerre des rues, de l’héroïque résistance des fédérés, des incendies, de la défaite et du massacre.

Que dirai-je de nos impressions, de notre rage, de notre douleur pendant la Semaine sanglante ? À mesure qu’arrivaient les nouvelles tragiques, chaque jour s’exacerbaient davantage nos sentiments. On ne tenait plus en place, on se sentait la tête perdue, le cœur accablé. Ma femme ne se trouvait pas auprès de moi à ce moment ; sa santé étant ébranlée, je l’avais envoyée, avec notre bébé de six mois, passer quelque temps à la montagne, chez sa sœur, dans un village du Jura vaudois, Sainte-Croix. Dans ma solitude, le chagrin, l’angoisse m’étreignaient doublement. Je me rappelle comment un jour, enfin, à la lecture des télégrammes féroces des Versaillais annonçant les massacres, donnant les noms de mes amis qu’on disait fusillés[1], n’y résistant plus, je succombai au désespoir : des sanglots incoercibles me secouaient convulsivement, et je ne pus redevenir maître de moi qu’après un long intervalle.

Bakounine, lui, n’eut pas de faiblesse. Il s’attendait à la défaite ; il ne craignait qu’une chose, c’est que, dans la catastrophe finale, les communards vinssent à manquer d’audace et d’énergie. Mais quand il sut qu’ils se défendaient connue des lions, et que Paris était en flammes, il poussa un cri de triomphe : « À la bonne heure ! ce sont des hommes ! » dit-il à Spichiger (qui me l’a raconté plus tard), en entrant brusquement à l’atelier coopératif et en frappant de sa canne sur la table. Schwitzguébel, de son côté, écrivait à Joukovsky : « Vive Paris ! cette fois ils se font sauter et ils mettent le feu à la ville ».

Nous nous rencontrâmes, le dimanche 28, aux Convers ; la ferme contenance de mes amis, leurs propos, leur vaillante belle humeur, triomphèrent de mon découragement et rendirent moins sombre ma tristesse. Bakounine n’avait plus rien à faire aux Montagnes : il nous annonça qu’il repartirait pour Locarno le lendemain.

Le lundi, il quitta le Locle le matin pour descendre à Neuchâtel, où il s’arrêta et où il passa la nuit ; il continua sa route le mardi, et arriva à Locarno le jeudi 1er juin.

Le mardi 30 mai j’écrivais à ma femme :


Merci pour ta bonne lettre reçue hier soir, elle m’a fait du bien... Hier Bakounine, retournant à Locarno, est venu à Neuchâtel. Émilie m’a supplié de lui faire faire sa connaissance ; d’accord avec ma mère, j’ai invité Bakounine à prendre le thé chez moi : ma mère, Émilie, Julie et Georges y sont venus. Michel nous a raconté sa vie et ses voyages, nous avons fait de la musique, etc. Aujourd’hui il est parti pour tout de bon...

David Perret est revenu hier soir. Il fait un tableau sinistre de la terreur qui règne dans toute la France.


Il fallait maintenant reprendre le cours de la vie ordinaire, veiller à l’administration des affaires courantes, à l’exécution des décisions de la réunion de Neuchâtel, et tout d’abord s’occuper du journal. Le 31 mai, j’écrivais à Joukovsky que, pour diminuer les dépenses, les amis des Montagnes, réunis le dimanche précédent aux Convers, avaient été d’avis d’adopter le format du Progrès : dans ces conditions, le journal ne devait pas coûter plus de trente francs ; et je démontrais, par un devis détaillé, que l’imprimeur Czerniecki ferait encore un bénéfice d’un tiers. Le 2 juin, nouvelle lettre :

  1. On annonçait l’exécution de Pindy, Longuet, Lefrançais, Malon, Vaillant, Chambon, Courtet, Ostyn, etc., sans parler de Dombrowski, Delescluze, Vermorel, Minière, Varlin et tant d’autres, réellement tués pendant ou après la bataille.