Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/55

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pénétrante, les dangers de la théorie de Lassalle : il fit voir, en particulier, que la création par l'État d'établissements industriels, demandée par le célèbre révolutionnaire, aurait pour résultat de diviser les travailleurs en deux classes facilement hostiles, les ouvriers employés par l'industrie privée et les ouvriers employés dans les ateliers de l'État ; avec cette organisation, d'ailleurs, le salariat n'est pas supprimé. Malheureusement, après cet exposé critique, le docteur Büchner n'émit pas de vues personnelles ; il se borna à affirmer la nécessité d'une réforme sociale, sans indiquer la voie à suivre.

Lorsque Büchner eut fini, le tailleur Eccarius, qui était placé près de lui, demanda à ajouter quelques mots. Ce qu'il dit alors est mon plus vivant et mon plus beau souvenir du Congrès de Lausanne. Je vois encore Eccarius assis sur une table, une de ses longues jambes repliée sous lui et l'autre pendante, les bras ballants, les yeux baissés et presque cachés sous ses cheveux. Il commença à parler[1] d'une voix monotone, sans grâce : il acquiesçait d'abord à ce qu'avait dit le docteur Büchner. Puis, reprenant l'exposition au point où celui-ci l'avait laissée, il se mit à développer, sur les ruines des systèmes critiqués par Büchner, la grande théorie historique de Karl Marx. Peu à peu sa voix prit de l'expression, son regard, relevé de terre, s'anima, sa parole revêtit une éloquence familière et pittoresque d'un effet incomparable. Nous étions sous le charme, et Eccarius, transfiguré, tenant ces centaines d'hommes suspendus à ses lèvres, allait toujours, puisant de temps en temps, de ses grosses mains osseuses, une prise dans sa tabatière, ou se baissant sans façon pour ramasser son chapeau qui était tombé, sans interrompre un instant son discours. Cela dura près de deux heures, et, quand il eut fini, l'assemblée, transportée, éclata en bruyants applaudissements. Grand spectacle ! dans cette joute oratoire, entre le savant illustre et le pauvre ouvrier, la palme était restée au second ; et le docteur Büchner joignit ses félicitations à celles de l'auditoire, en serrant dans ses mains aristocratiques la main du tailleur meurtrie par l'aiguille[2].

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Notons encore quelques petites choses qui me reviennent à la mémoire. Choses insignifiantes, si l'on veut ; mais il faut bien que le public soit instruit de la manière dont les « énergumènes[3] » de Lausanne ont passé leur temps.

J'ai le souvenir d'un dîner fait à l'hôtel du Raisin, en compagnie de la délégation parisienne, dîner où quelqu'un fit de curieuses révélations sur la plupart des membres de la gauche du Corps législatif : Jules Favre, Garnier-Pagès, Pelletan, et surtout Jules Simon, le philanthrope ; il n'y eut guère d'épargné que le petit père Glais-Bizoin, l'infatigable et incorruptible vétéran.

Puis le souvenir d'une conversation particulière avec les deux

  1. En allemand.
  2. Ni Eccarius ni le docteur Büchner n'ont connu les lignes qui précèdent. Plus tard, Eccarius, que je revis au Congrès de Bâle (1869), et avec qui j'ai toujours entretenus d'excellents rapports personnels, se sépara de Marx au congrès de la Haye (1872), où il vota avec la minorité autonomiste. Il assista ensuite comme délégué au Congrès de Genève (1873), où fut réorganisée l'Internationale, et à celui de Bruxelles (1874).
  3. Épithète par laquelle le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne désignaient volontiers les délégués de l'Internationale.