Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/579

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conséquences possibles des résolutions de la Conférence de Londres et des discordes qui pouvaient en résulter dans l’Internationale ; il s’était ému aussi des lettres écrites par la Section de propagande et d’action socialiste révolutionnaire de Genève, réunion d’hommes très démonstratifs, très surexcités, portés aux exagérations de langage, et qui avaient annoncé hautement, bien avant la réunion du Congrès de Sonvillier, leur résolution de rompre avec le Conseil général si celui-ci se montrait autoritaire à leur égard. C’était Engels qui remplissait, depuis un an environ, au Conseil général, les fonctions de secrétaire correspondant pour l’Espagne[1] (et pour l’Italie également) ; et l’on peut aisément s’imaginer dans quel esprit il s’en acquittait. Il écrivait aux Espagnols des lettres qui, tout en éveillant habilement leurs méfiances à l’endroit des socialistes du Jura, devaient les rassurer sur les vues et les principes du Conseil général, et leur présenter ces principes, au moyen de quelques équivoques bien calculées, comme identiques à ceux que professaient les internationaux espagnols eux-mêmes et que la Conférence de Valencia avait proclamés dans la résolution reproduite p. 199. Un journal fondé à Madrid, dans l’été de 1871, par quelques membres de l’Internationale de cette ville, mais qui n’était pas un organe officiel de l’Internationale espagnole, la Emancipación, avait publié, en novembre 1871, un article évidemment inspiré par Londres[2]. L’auteur de l’article cherchait à démontrer qu’il n’y avait nulle contradiction entre l’attitude prise jusqu’alors par les internationaux espagnols à l’égard de la question politique, et la résolution IX de la Conférence de Londres (voir ci-dessus p. 202) : « Nous n’avons jamais dit, en Espagne, déclarait la Emancipación, que l’Internationale doit faire abstraction de toute idée politique, mais que la classe ouvrière doit avoir sa politique à elle, correspondant à ses intérêts propres ». Et, après avoir cité quelques passages de la résolution IX, le journaliste ajoutait :


Ceci veut-il dire que nous devons prendre part aux luttes électorales, que nous devons aujourd’hui accourir aux urnes, où nous appellent nos adversaires, nous imposant les conditions que bon leur semble, et se réservant tous les avantages ? D’aucune façon, et, s’il en était ainsi, nous ne nous croirions pas obligés de suivre les conseils de la Conférence de Londres, car en définitive il ne s’agit que de conseils... Nous, les travailleurs espagnols, nous devons nous séparer de tous les anciens partis politiques formés par les classes possédantes ;... notre mission est plus grande, plus révolutionnaire : elle consiste dans l’organisation du suffrage universel au moyen du groupement et de la fédération des sociétés ouvrières[3].

  1. On a vu que, pendant la Conférence de Londres, il s’était occupé spécialement du délégué Lorenzo et l’avait logé chez lui.
  2. Cet article fut reproduit le 3 décembre par la Federación, organe du Centre fédéral des Sociétés ouvrières de Barcelone, qui n’y entendait pas malice.
  3. Ici l’expression semble choisie pour créer une de ces équivoques dont je viens de parler. L’auteur de l’article, comme on l’a vu et comme il va le répéter, rejette absolument l’emploi des « urnes électorales », et par conséquent le recours au suffrage universel et aux élections politiques, comme moyen d’émancipation. Lorsqu’il parle de « l’organisation du suffrage universel au moyen du groupement et de la fédération des sociétés ouvrières », il ne peut avoir en vue (que ce que les Belges avaient appelé la « Représentation du travail » : la constitution de délégations ouvrières, de « Chambres du travail », qui veilleraient aux intérêts des travailleurs, idée qu’en Belgique on opposait précisément au parlementarisme ; idée qu’au Congrès de Bâle la commission chargée du rapport sur les sociétés de résistance avait faite sienne, en disant : « Ce mode de groupement forme la représentation ouvrière de l’avenir : le gouvernement est remplacé par les conseils des corps de métier réunis, et par un comité de leurs délégués respectifs, réglant les rapports du travail, qui remplaceront la politique ». Mais bien des lecteurs peu éclairés pouvaient s’imaginer que la Emancipación approuvait le recours au suffrage universel dans le sens de la participation à l'action parlementaire, à la seule condition qu'on s'organisât pour aller aux urnes en parti politique distinct : et c'était bien là ce que disait en réalité la résolution IX de la Conférence de Londres.