Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/662

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blanc). Vaillant, gratifié soit par Outine, soit par Marx, de ce chiffon, y avait intercalé son nom et se trouvait de la sorte le mandataire de MM. Elzingre et Ulysse Dubois, et naturellement aussi de leur ami Coullery. La plaisanterie était assez réussie : c’était donc en vertu d’un mandat des hommes de la Montagne que Vaillant allait pouvoir exposer à la Haye son programme terroriste et jacobin ; c’était la rédaction de la Montagne, c’étaient les démocrates socialistes « verts », Coullery, Elzingre et Cie, qui, par la bouche de Vaillant, seraient censés émettre cette théorie « qu’il faut courber les classes possédantes sous la dictature du prolétariat[1] », et qui énonceraient cette maxime devenue célèbre : « Si la grève est un moyen d’action révolutionnaire, la barricade en est un autre, et le plus puissant de tous[2] ». C’était vraiment d’un haut comique, et si on rapproche les aphorismes révolutionnaires du sentencieux Vaillant de la polémique jadis soutenue par la Montagne et les coullerystes contre le Progrès et l’Égalité (en 1869), ainsi que de la protestation de la Section coulleryste de la Chaux-de-Fonds et de Coullery lui-même contre le manifeste de la Solidarité (septembre 1870), on conviendra que les délégués jurassiens avaient de quoi rire. Vaillant, du reste, eut le bon sens de comprendre le ridicule d’une semblable position ; il nous déclara qu’il renonçait à se prévaloir du mandat Dubois-Elzingre, attendu qu’il en avait encore deux : l’un, dont j’ai déjà parlé, venant d’une Section de San Francisco, l’autre appartenant à cette catégorie des mystérieux mandats français qu’on ne montrait à personne.

Arnaud, lui aussi, avait un mandat suisse, donné — très probablement en blanc — par la Section de Carouge ; cette Section connaissait aussi peu Arnaud que les coullerystes de la Chaux-de-Fonds connaissaient Vaillant, et les mêmes remarques s’appliquaient à l’un et à l’autre. Mais Arnaud n’avait pas, comme Vaillant, la ressource de mandats supplémentaires, et il fut bien obligé de s’en tenir à son mandat de Carouge. Les internationaux de cette petite ville genevoise eurent donc, sans s’en douter, l’honneur de donner, par leur « délégué », leur appui à la tentative des blanquistes pour dénaturer, au profit des théories jacobines, le programme de l’Internationale.

Ranvier, je l’ai dit, représentait la Section Ferré, de Paris ; Section, se disait-on à l’oreille, d’une existence assez problématique ; les trois mille membres que la renommée lui attribuait se réduisaient à trois tout court, d’après certaines informations. Mais on aurait eu mauvaise grâce à chicaner Ranvier sur cette bagatelle, d’autant plus que Marx l’avait destiné d’avance à présider le Congrès, ainsi que Jung l’a raconté plus tard.

Une chose qui avait dû contrarier fort les marxistes, c’était l’attitude prise par les Sections de Genève, sur lesquelles on avait probablement compté pour envoyer au Congrès des délégués nombreux et disciplinés. Ces Sections commençaient à se fatiguer du rôle qu’on leur faisait jouer ; Outine y avait perdu beaucoup de son influence, et avait même quitté Genève depuis quelque temps ; il avait élu momentanément domicile à Zürich[3] en attendant d’émigrer à Londres — puis de rentrer en Russie, gracié par la clémence impériale. Lorsqu’était arrivée la circulaire du Conseil général annonçant que le siège du Congrès serait la Haye, les Sections genevoises avaient réclamé contre ce choix ; on les vit, chose inouïe, vouloir faire acte d’indépendance à l’instar des Jurassiens ! Le Conseil général répondit aux Genevois, comme à nous, qu’il ne pouvait

  1. Discours de Vaillant au Congrès de la Haye.
  2. Proposition présentée au Congrès de la Haye, qui ne l’adopta pas, par Arnaud, Cournet, Ranvier, Vaillant et Dereure.
  3. La brochure L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., raconte (p. 30) qu’à Zürich Outine « fut victime d’une tentative d’assassinat ». Il paraît que quelques-uns de ses compatriotes, l’ayant rencontré un jour, administrèrent une volée de coups de canne à ce « fils de chien », pour me servir de l’expression employée par le révolutionnaire russe de qui je tiens la chose.