Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/663

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revenir sur sa décision. Alors les Sections de Genève, mécontentes, résolurent de ne point envoyer de délégués au Congrès. C’était grave, et je suis tenté de croire que c’est au moment où la nouvelle de cette attitude des Sections genevoises parvint à Londres, qu’il faut placer cette circonstance racontée quelques mois plus tard par Jung au Congrès de la Fédération anglaise (26 janvier 1873) :


À tous les Congrès précédents, Eccarius et moi avions été les exposants de la doctrine de Marx ; mais je ne pouvais pas voter pour sa nouvelle politique, et, plutôt que de voter contre Marx, je résolus de ne pas aller au Congrès. Il y eut un moment où il arriva des nouvelles qui firent douter si le Conseil général aurait une majorité assurée. Marx et Engels me pressèrent alors de venir aussi. Je refusai, en donnant pour raison que j’avais déjà fait trop de sacrifices. Le jour suivant, ils revinrent et me dirent qu’il fallait absolument que je vinsse, que la majorité pouvait dépendre d’une seule voix ; je répondis qu’ils pourraient facilement la trouver. Ils m’offrirent de payer les frais nécessaires, quels qu’ils pussent être, si je consentais à aller. Engels me dit même : « Vous êtes le seul homme qui puisse sauver l’Association ». Je répondis alors que je ne pourrais aller à la Haye qu’à une seule condition, c’était que lui et Marx n’y allassent pas[1].


Que faire pour parer à cette défection inattendue des Sections genevoises ? Le Comité fédéral romand, dirigé par des hommes à la dévotion de Marx, trouva un moyen bien simple de tourner la difficulté et d’envoyer au moins un soldat pour renforcer le bataillon marxiste : il nomma de sa propre autorité un délégué en la personne d’un de ses membres, Duval — celui dont Bakounine avait écrit que c’était un sot et un blagueur. Mais il fallait de l’argent : un anonyme fournit les fonds nécessaires. Et voilà comment les Sections de Genève furent représentées à la Haye[2] !

J’ai énuméré, dans ce qui précède, le plus grand nombre des comparses recrutés des quatre points cardinaux par Marx et Engels pour former leur majorité. Il n’en reste à nommer qu’une douzaine, — exactement, onze.

En tête, plaçons J.-Ph. Becker. « Cet homme, qui avait fait partie de l’Alliance de la démocratie socialiste à son origine, qui en connaissait l’histoire à fond, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur toutes les affaires intérieures de la Fédération romande, avait renié ses anciens amis, et, suivi du mépris de tous ceux qui l’estimaient autrefois, il avait passé dans le camp marxiste. Il consacre aujourd’hui ses loisirs à jeter de la boue à la Fédération jurassienne dans les colonnes de la Tagwacht de Zurich. » (Mémoire, p. 269.) Passons.

  1. Jung était un partisan de la libre discussion ; il croyait à la puissance de la persuasion (voir p. 48 le passage de sa lettre de juin 1870, où il se flatte d’avoir converti, par sa correspondance, plusieurs Genevois au collectivisme) : il n’aurait pas voulu s’associer à un coup de force comme celui que Marx était décidé à accomplir. À ce sujet, Jung a dit, dans ce même discours au Congrès anglais : « Selon moi, si la question politique avait été loyalement discutée à la Haye avec les « abstentionnistes », nous les aurions convaincus. C’est par la discussion que nous avons battu l’opposition dans la question de la propriété collective du sol ; par la discussion, nous serions arrivés au même résultat dans la question politique. Je connais Schwitzguébel depuis son enfance, c’est un honnête homme, accessible à la discussion : je suis persuadé que nous aurions convaincu les opposants. » Et il ajouta, avec tristesse : « Marx a trompé et trahi tous ses anciens amis. J’ai écrit à plusieurs d’entre eux à ce sujet [après le Congrès de la Haye], et leur ai dit ce que j’en pensais. Mme Marx est venue me voir une fois depuis lors. Mlle Marx deux fois, et Dupont et Lafargue sont venus m’engager à rendre visite à Marx : j’ai refusé. »
  2. C’était la troisième fois qu’on usait à Genève de ce procédé pour la nomination d’un délégué agréable à la coterie ; procède grâce auquel Grosselin put aller au Congrès de Bâle, Henri Perret à la Conférence de Londres, et Duval au Congrès de la Haye.