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malpropreté des chambres mises à notre disposition, par dresser notre table dans la cour. Nous avons pour siège la terre et nos genoux pour table.

Une fois notre appétit un peu satisfait, l’endroit nous paraît moins triste et moins ruiné que lorsque nous y sommes entrés. C’est une grande cour entourée de lourdes bâtisses à un seul étage ; une vérandah, soutenue par de grosses colonnes de bois peintes en rouge, en fait le tour ; de chaque côte de la porte d’entrée deux vieux arbres, qui ressemblent fort à des mélèzes, ne projettent autour d’eux qu’un ombrage fort sénile ; aussi, pour fuir les rayons d’un soleil de printemps, nous avons été obligés de dresser notre table en partie sous la vérandah. Notre guide coréen parle fort bien le chinois avec ce pur accent des gens du nord que j’affectionne plus particulièrement, sans doute parce qu’il fut celui dans lequel je fis mes premières études sinologiques. Fort content de montrer sa connaissance approfondie de l’idiome de l’Empire du Milieu, il se montre des plus bavards, et ne manque aucune occasion de me faire des discours aussi longs qu’instructifs. C’est ainsi qu’il m’apprend que le Palais où nous nous trouvons sert chaque année aux examens des Tsochis ; à ce propos, l’un de nous fit remarquer que les candidats malheureux avaient sans doute pris l’habitude de s’enraciner dans le lieu témoin de leur défaite, puisque la seule verdure qui garnissait le sol de la cour consistait en quelques pieds de cornichons sauvages qui étaient parvenus à se frayer une issue au travers du dallage qui recouvrait le sol. Je traduisis tant bien que mal à mon savant coréen le sens de cette plaisanterie ; il s’en amusa fort. Il nous déclara que les admis n’étaient guère plus malins que les refusés, et cependant lui-même portait les deux queues bleues qui montraient qu’il appartenait à cette classe des lettrés dont il faisait si peu de cas.

Mis en gaieté par notre plaisanterie, il tint à nous montrer que dans son pays on connaissait aussi fort bien l’art de se divertir en devisant, et voici l’historiette qu’il nous conta, pendant que nous dévorions d’excellentes langues fumées, venues en droite ligne de Chicago :

« Il y avait autrefois, il y a bien longtemps de cela, sous le règne de la dynastie chinoise des Tang[1], dans les régions occiden-

  1. Cette dynastie, qui compta vingt-trois souverains, régna de 618 à 805 de notre ère. Elle marque, dans l’histoire du Céleste Empire, une période de grande prospérité et de paix intérieure et extérieure.