Page:Jammes - Le Roman du lièvre, 1922.djvu/106

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que le triste fruit qu’elle portait en elle m’était un sujet d’inquiétude et d’ennui, et que je l’avais exilée en France, plutôt dans l’espoir égoïste de fuir cet événement, que dans celui d’éviter le scandale de sa grossesse. Pourquoi ai-je gardé secret ce sentiment paternel qui m’emplissait de joie ? Pourquoi la nature m’a-t-elle doué de ce tempérament inflexible qui cache, sous un orgueil blâmable, la plus douloureuse des sensibilités ? Pourquoi n’ai-je pas assez expliqué à ma chère maîtresse que la seule crainte de voir sa réputation effleurée, dans une cité où sa famille occupe une situation si considérable, était la seule cause de son embarquement ? Nul n’a soupçonné que la jeune fille avait gagné la France. Antonio Lopez, son frère, a fait effectuer des recherches, mais en vain. Un instinct secret l’avertit cependant que je devais être l’auteur de cette disparition. À cause du manque de preuves, et de la position que j’occupe ici, il n’a pu me dénoncer à la justice. Alors, il m’a cherché querelle, et vous connaissez la triste issue d’un duel où, tirant au hasard et avec l’intention de ne même pas blesser mon adversaire, je l’ai défiguré et aveuglé.

Laura doutait-elle que je dusse revenir en France et l’y épouser, comme je le lui avais promis ? Je ne sais. Mais chacune des questions que je me pose au sujet de son trépas m’emplit d’angoisse, d’épouvante et de remords. Je l’avais envoyée auprès de vous, parce que je savais que là seulement elle trouverait une âme dévouée et faite pour la soutenir. Je veux, ô mon ami, si ce n’est déjà fait, que sa dépouille mortelle repose dans le cimetière où moi-même je dormirai un jour. Il faut que cette fiancée éternelle demeure auprès du tombeau des d’Ellébeuse dont elle eût porté le nom. Si mon frère Tristan n’était pas mort, je vous eusse prié