Page:Jammes - Le Roman du lièvre, 1922.djvu/333

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Je songe à ce que, pour cette promenade que je veux faire dans la vallée d’I*****, il me faudra m’arrêter dans l’auberge où, il y a deux ans, nous nous cachions, elle et moi. Ce sera dur, mais je ne veux pas être à tel point l’esclave de ma douleur que je la fuie. Je sais bien qu’il y a par là une source d’azur dont l’eau glissa de mes lèvres aux siennes, une chaise où je la tenais embrassée, tandis qu’en une lisse caresse parfumée sa joue sur ma joue lentement allait et venait.

Mais il faut réagir, et ce souvenir ne me sera pas plus cruel que ne le fut, une nuit, le rappel de cette amie, dans un bouge où m’avaient attiré des guitares dont jouaient des ouvriers espagnols. Ils chantaient en s’accompagnant. Ils chantaient pour eux seuls, tristement, et buvaient du vin rouge. Leurs chants m’oppressaient parce que je sentais en eux un peu de l’âme inquiétante de la disparue, et qu’un douloureux hasard faisait que la servante d’auberge qui était là lui ressemblait tout à fait. Dans ces chants, il y avait la nostalgie d’une ardente contrée, des évocations de garces huilées et balafrées. Et mon cœur se serrait en s’avouant que celle que j’ai le