Page:Janin - Histoire de la littérature dramatique, t. 1, 1855.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
LITTÉRATURE DRAMATIQUE.

du talent ? Croyez-vous que, saletés pour saletés, impudeur pour impudeur, je ne regrette pas bien l’impudeur antique, l’inceste antique, avec les poétiques développements, les beaux vers, les remords surtout ? Aussi, riez et moquez-vous, j’y consens, du coup de poignard final, de la coupe empoisonnée et des vengeances inévitables du cinquième acte, qui donnait toujours une peine au crime, une sanction à la colère céleste, un Dieu vengeur au tyran ; je vous demanderai, quand vous aurez bien ri, ce que vous aurez gagné à la suppression des Euménides ?

Nous sommes des gens habiles ! Nous avons détruit l’excuse même des plus grands crimes, à savoir le châtiment et la pitié ! Nous avons conservé, il est vrai, l’adultère, le meurtre, l’histoire sanglante ; mais à ces meurtres, à ces crimes, à ce sang, à ces longues et insupportables voluptés, nous avons supprimé tout contrepoids. Plus de châtiments, plus de prison, plus de remords, plus de Dieu au ciel, plus même de leçon historique. Bonaparte meurt sur un rocher sans qu’on nous dise pourquoi il meurt ; Mirabeau expire sans qu’on nous explique pourquoi il expire ; Catherine change d’amant, elle joue ses amants à pile ou lace ; un homme nouveau entre chez elle, et la toile tombe aussi tranquillement qu’elle pourrait tomber sur un mariage comme en fait M. Bayard, et rien n’éclate dans l’appartement de cette odieuse impératrice, et Potemkin triomphe deux fois dans les deux pièces que vous savez ; à l’Odéon, c’est lui qui se dévoue et pénètre dans l’alcôve royale ; au Vaudeville, il pousse un de ses soldats dans l’alcôve ; et quand ils sont dans l’alcôve, ou celui-là, ou celui-ci, tout est dit, on n’a plus rien à ajouter à ce que vous avez vu ; l’auteur dramatique a fait le reste : profitez de la leçon, si vous trouvez une leçon dans tout cela ; voilà où l’art dramatique en est venu !

L’art dramatique, ce vénérable conteur d’autrefois, toujours si pudique, et si chaste, et si savant, et si réservé dans ses plus grands emportements, honnête vieillard de talent, et toujours prêt à rougir, en est venu à ne plus rougir de rien, à ne plus respecter personne, pas même les enfants ; quels récits n’a-t-on pas mis dans sa bouche ! quelles infamies ne lui a-t-on pas fait répéter ! Pauvre art dramatique ! réduit pour vivre, aujourd’hui, à faire un métier pareil ! D’abord il a raconté le crime ; à présent il raconte le vice ; il a vécu dans les bagnes, il habite à présent les lieux infâ-