Page:Janin - L’Âne mort, 1842.djvu/97

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— Mais, mon brave, tous ces bonheurs ne sont que des fractions du bonheur, des espèces diverses d’une seule famille ; comment comprenez-vous le bonheur en général ?

— Comme il n’y a pas de vagabond en général, je ne puis vous répondre. Seulement, dans le cours de ma vie, j’ai observé que, pour un homme bien portant, le bonheur c’était un verre de vin et un morceau de lard ; que, pour un homme malade, c’était d’être couché tout seul dans un bon lit à l’hôpital.

— Avec cette vie de privation et d’isolement, vous avez dû être tourmenté par bien des passions diverses ?

— J’en ai eu de terribles, me dit-il tout bas en s’approchant de moi ; j’ai d’abord aimé à la fureur les arbres à fruits et les vignes de l’automne ; j’ai adoré les bouchons et les tavernes ; j’ai fait mille folies pour un peu d’argent ; je me souviens d’avoir passé quatre longues nuits d’hiver à attendre un misérable habit de velours à boutons de métal ; j’ai pensé aller au bagne pour un innocent mulet dont j’avais escaladé l’écurie. À présent, toutes ces passions sont bien loin de moi, ajouta-t-il en me volant mon mouchoir dans ma poche, pendant que je l’écoutais avec admiration.