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Discours du Citoyen GUESDE


Citoyennes, Citoyens, Camarades,

Laissez-moi, tout d’abord, remercier Jaurès d’avoir aussi bien posé la question, la seule question pour la solution de laquelle vous êtes réunis ce soir. Jaurès a dit la vérité, au point de vue historique de nos divergences lorsque, allant au delà de la participation d’un socialiste à un gouvernement bourgeois, il est remonté jusqu’à ce qu’on a appelé l’affaire Dreyfus.

Oui, là est le principe, le commencement, la racine d’une divergence qui n’a fait depuis que s’aggraver et que s’étendre.


LA LUTTE DE CLASSE

Jaurès a eu raison également, lorsqu’il a commencé par vous fournir l’élément indispensable de tout jugement, lorsqu’il vous a rappelé la société actuelle divisée en classes nécessairement antagonistes et en lutte ; il a eu raison de vous dire que c’était en vous plaçant sur ce terrain socialiste, que vous pouviez vous prononcer entre lui et nous. Seulement, à mon avis, il a été imprudent en invoquant ce qu’il appelle un principe, et ce que j’appelle, moi, un fait : la lutte de classe. Oh ! il vous l’a très bien définie, il vous l’a montrée sévissant dans tous les ateliers, sur le terrain économique ; il vous l’a montrée comme moyen indispensable, le jour où elle est transportée et systématisée sur le terrain politique, pour en finir avec les classes, pour affranchir le travail et pour affranchir la société ; mais ensuite, il vous a dit : « Cette lutte de classe que nous venons de reconnaître positivement et de proclamer théoriquement ; cette lutte de classe, nous allons commencer par la laisser de côté comme ne pouvant pas déterminer notre conduite, notre politique, notre tactique de tous les jours. » De telle façon qu’il assimilait la lutte de classe au paradis des chrétiens et des catholiques, que l’on met si loin, si en dehors de tout, qu’il n’influe pas sur la vie quotidienne, ne dirigeant ni les volontés, ni les actes des chrétiens et des catholiques d’aujourd’hui, réduit qu’il est à un simple acte de foi dans le vide.

La lutte de classe, telle que l’a très bien définie Jaurès, si elle ne devait pas déterminer votre conduite de tous les jours, la politique de la classe ouvrière, la tactique nécessaire du prolétariat organisé en parti de classe, serait un mensonge et une duperie : elle est pour nous, elle doit être au contraire la règle de nos agissements de tous les jours, de toutes les minutes. (Bravos vifs et répétés.)

Nous ne reconnaissons pas la lutte de classe, nous, pour l’abandonner une fois reconnue, une fois proclamée ; c’est le terrain exclusif sur lequel nous nous plaçons, sur lequel le Parti ouvrier s’est organisé, et sur lequel il nous faut nous maintenir pour envisager tous les événements et pour les classer.


PREMIÈRE DÉVIATION

On nous a dit : La lutte de classe existe ; mais elle ne défendait pas, elle commandait au contraire au prolétariat, le jour où une condamnation inique était venue atteindre un membre de la classe dirigeante, elle faisait un devoir, une loi aux travailleurs d’oublier les iniquités dont ils sont tous les jours victimes, d’oublier les monstruosités qui se perpètrent tous les jours contre leurs familles, contre leurs femmes et contre leurs enfants.

Ils devaient oublier tout cela ; c’étaient des injures anonymes, des iniquités anonymes, ne pesant que sur la classe ouvrière — qui ne compte pas. Mais le jour où un capitaine d’état-major, le jour où un dirigeant de la bourgeoisie se trouvait frappé par la propre justice de sa classe, ce jour-là, le prolétariat devait tout abandonner, il devait se précipiter comme réparateur de l’injustice commise.

Je dis que la lutte de classe ainsi entendue — je reprends mon mot de tout à l’heure — serait une véritable duperie. Ah ! Jaurès a fait appel a des souvenirs personnels, il vous a raconté ce qui s’était passé dans le groupe socialiste de la Chambre des députés à la fin de la législature de 1893-1898 ; à ce moment-là, c’était à l’origine de l’affaire, elle était, on peut le dire, encore dans l’œuf, Jaurès vous a dit qu’il y avait les modérés — dont il n’était pas — et qu’il y avait l’extrême gauche, les avancés, dont il était, et qu’à ce moment Guesde lui-même poussait à une intervention du groupe socialiste dans une affaire qui n’avait pas revêtu le caractère individuel ou personnel.

C’est alors, comme vous l’a dit Jaurès, que j’ai protesté contre l’attitude des modérés : mais savez-vous quel était leur langage ? Jaurès aurait dû l’apporter à cette tribune. Les modérés ne voulaient pas qu’on se mêlât à l’affaire parce que, disaient-ils, nous sommes à la veille des élections générales et que l’on pourrait