Page:Jaurès, Guesde - Les deux méthodes, 1900.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi compromettre notre réélection. Et ils ajoutaient : « Ah ! si nous avions encore devant nous une ou deux années avant que le suffrage universel ait la parole, nous pourrions alors examiner la question en elle-même et décider si l’intérêt, si le devoir du Parti est d’intervenir. »

C’est contre cette lâcheté électorale, contre ces hommes qui ne pensaient qu’à leur siège de député que j’ai protesté (Vifs applaudissements), et que j’ai dit autre chose encore, car j’ai été plus loin : j’ai dit que si le suffrage universel, utilisé par le prolétariat, devait aboutir à une simple question de réélection, de fauteuils à conserver, j’ai dit qu’il vaudrait mieux rompre avec la méthode parlementaire et nous cantonner dans l’action exclusivement révolutionnaire.

Est-ce vrai, Jaurès ? N’est-ce, pas le langage que j’ai tenu ? (Bravos répétés — Mouvements divers.)

Permettez, camarades, que j’entre dans le détail. Jaurès était avec moi alors…

Jaurès. — C’est très bien, c’est très juste.


NOTRE ATTITUDE

Guesde. — Mais à ce moment-là, camarades, de quoi s’agissait-il ? S’agissait-il de diviser le prolétariat en dreyfusards et en anti-dreyfusards de poser devant la classe ouvrière ce rébus de l’innocence ou de la culpabilité d’un homme ? Car, dans ces termes c’était, et c’est resté un véritable rébus, les uns jurant sur la parole d’un tel, les autres sur la parole d’un autre, sans que jamais vous ayez pu pénétrer dans cet amas de contradictions et d’obscurités pour vous faire, par vous-mêmes, une opinion. Il ne s’agissait pas d’affirmer, de jurer que Dreyfus était innocent ; il ne s’agissait pas surtout d’imposer au prolétariat le salut d’un homme à opérer, lorsque le prolétariat a sa classe à sauver, a l’humanité entière à sauver ! (Longs applaudissements.)

C’était à propos du procès Zola, lorsque nous avons assisté à ce scandale d’un chef d’état-major général, de galonnés supérieurs, venant devant la justice de leur pays et jetant dans la balance leur épée ou leur démission en disant : « Nous ne resterons pas une minute de plus à notre poste, nous abandonnerons, nous livrerons la défense nationale, dont nous avons la charge, si les jurés se refusent au verdict que nous leurs réclamons. »

Dans ces circonstances, j’ai dit à Jaurès que, si une République, même bourgeoise, s’inclinait devant un pareil ultimatum du haut militarisme, c’en était fait de la République ; et j’ai ajouté : « Il nous faut monter à la tribune ; il nous faut demander l’arrestation immédiate, non pas pour leur rôle dans l’affaire Dreyfus, mais pour leur insurrection devant le jury de la Seine, du Boisdeffre et de ses suivants. »

Est-ce vrai, encore, citoyen Jaurès ? (Vifs applaudissements.)

Voilà comment j’ai été dreyfusard, c’est-à-dire dans la limite de la lutte contre le militarisme débordé, allant jusqu’à menacer, sous le couvert d’un gouvernement complice, d’un véritable coup d’État. Et nous avons été ainsi jusqu’aux élections ; et aux élections — s’il y a ici des camarades de Roubaix, ils pourront en témoigner — sur les murs j’ai été dénoncé comme acquis, comme vendu à Dreyfus. Est-ce que je me suis défendu contre pareille accusation ? (Non ! Non ! ) Est-ce que j’ai pensé un instant qu’il y avait là un certain nombre de voix à perdre et qui allaient assurer le succès de mon adversaire ? Non, camarades, pas plus alors que jamais je ne me suis préoccupé des conséquences personnelles que pouvaient avoir mes actes qui ont toujours été dirigés, déterminés, commandés par l’intérêt de la classe ouvrière que je représentais, — et que j’entendais représenter seule, car sur les murailles de Roubaix il y avait, personne ne peut l’oublier : « Qu’aucun patron ne vote pour moi, qu’aucun capitaliste ne vote pour moi ; je ne veux ni ne puis représenter les deux classes en lutte ; je ne veux et ne puis être que l’homme de l’une contre l’autre. »

Voilà le mandat que je vous demandais, que vous m’aviez donné, et que j’ai rempli. (Vifs applaudissements et bravos.)


DREYFUS ET LE PARTI SOCIALISTE

Mais le lendemain des élections tout avait changé ; il ne s’agissait plus, cette fois, de brider le militarisme, il ne s’agissait plus de prendre au collet les généraux ou les colonels insurgés ; il s’agissait d’engager à fond le prolétariat dans une lutte de personne.

Il y a, disait-on, — et on l’a dit et écrit, non pas une fois, mais cent, non pas cent fois, mais mille, — il y a une victime particulière qui a droit à une campagne spéciale et à une délivrance isolée ; cette victime-là, c’est un des membres de la classe dirigeante, c’est un capitaine d’état-major ; c’est l’homme qui, en pleine jeunesse, fort d’une richesse produit du vol opéré sur les ouvriers exploités par sa famille et libre de devenir un homme utile, libre de faire servir la science qu’il doit à ses millions au bénéfice de l’humanité, a choisi ce qu’il appelle la carrière militaire. Il s’est dit : « Le développement intellectuel que j’ai reçu, les connaissances multiples que j'ai incarnées, je vais les employer à l’égorgement de mes semblables. » Elle était bien intéressante, cette victime-là. (Vifs applaudissements.)

Ah ! je comprends bien que vous, les ouvriers, vous, les paysans, que l’on arrache à l’atelier, que l’on arrache à la charrue, pour leur mettre un uniforme sur le dos, pour leur mettre un fusil entre les mains, sous prétexte de patrie à défendre, vous ayez le droit et le devoir de crier vers nous, vers le prolétariat organisé, lorsque vous êtes frappés par cette épouvantable justice militaire, parce que vous n’êtes pas à la caserne de par votre volonté,