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n’y a rien eu de ce qu’on vous promettait ; il y a eu un homme qui a été arraché à son rocher de l’île du Diable ; campagne personnelle, elle n’a eu qu’un résultat personnel. (Mouvements divers.)


L’EMBOURGEOISEMENT

Oh ! je me trompe, il y a eu quelque chose, et ce quelque chose, c’est Jaurès lui-même qui a eu le courage de le confesser. Il vous a dit : De l’affaire Dreyfus, de la campagne que j’ai menée avec un certain nombre de socialistes pour Dreyfus, il est sorti la collaboration d’un socialiste à un gouvernement bourgeois. Cela est vrai, citoyen Jaurès, et cela suffirait, en espèce de coopération socialiste dehors du reste, pour condamner toute dont vous vous vantez.

Oui, il a fallu cette première déformation, il a fallu l’abandon de son terrain de classe par une partie du prolétariat pour qu’à un moment donné ont ait pu présenter comme une victoire la pénétration dans un ministère d’un socialiste qui ne pouvait pas y faire la loi, d’un socialiste qui devait y être prisonnier, d’un socialiste qui n’était qu’un otage, d’un socialiste que M. Waldeck-Rousseau, très bon tacticien, a été prendre dans les rangs de l’opposition, pour s’en faire une couverture, un bouclier, de façon à désarmer l’opposition socialiste (Bravos), de façon à empêcher les travailleurs de tirer, non seulement sur Waldeck-Rousseau, mais de tirer sur Galliffet, parce qu’entre eux et Galliffet, il y avait la personne de Millerand. (Nouveaux applaudissements.)

Ah ! vous dites et vous concluez que vous aviez raison dans la campagne Dreyfus parce qu’elle a conduit Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau-Galliffet. Je dis, moi, que là est la condamnation définitive de cette campagne. Il a suffi qu’une première fois le Parti socialiste quittât, fragmentairement son terrain de classe ; il a suffi qu’un jour il nouât une première alliance avec une fraction de la bourgeoisie, pour que sur cette pente glissante il menace de rouler jusqu’au bout. Pour une œuvre de justice et de réparation individuelle, il s’est mêlé à la classe ennemie, et le voilà maintenant entraîné à faire gouvernement commun avec cette classe.

Et la lutte de classe aboutissant ainsi à la collaboration des classes, cette nouvelle forme de coopérative réunissant dans le même gouvernement un homme qui, s’il est socialiste, doit poursuivre le renversement de la société capitaliste, et d’autres hommes, en majorité, dont le seul but est la conservation de la même société, on nous la donne comme un triomphe du prolétariat, comme indiquant la force acquise par le socialisme. Dans une certaine mesure, oui, comme le disait Lafargue. C’est parce que le socialisme est devenu une force et un danger pour la bourgeoisie, à laquelle il fait peur, que celle-ci a songé à s’introduire dans le prolétariat organisé pour le diviser et l’annihiler ; mais ce n’est pas la conquête des pouvoirs publics par le socialisme, c’est la conquête d’un socialiste et de ses suivants par les pouvoirs publics de la bourgeoisie.

Et alors, nous avons vu, camarades, ce que j’espérais pour mon compte ne jamais voir, nous avons vu la classe ouvrière, qui a sa République à faire, comme elle a sa Révolution à faire, appelée à monter la garde autour de la République de ses maîtres, condamnée à défendre ce qu’on a appelé la civilisation capitaliste.

Je croyais, moi, que quand il y avait une civilisation supérieure sous l’horizon, que lorsque cette civilisation dépendait d’un prolétariat responsable de son affranchissement et de l’affranchissement général, c’était sur cette civilisation supérieure qu’on devait avoir les yeux obstinément tournés ; je croyais qu’il fallait être prêt à piétiner le prétendu ordre d’aujourd’hui pour faire ainsi place à l’autre.

Il paraît que non ; il paraît que les grands bourgeois de 1789 auraient dû se préoccuper de défendre l’ancien régime, sous prétexte des réformes réalisées au cours du dix-huitième siècle ; je croyais, moi, qu’ils avaient marché contre ce régime, qu’ils avaient tout balayé, le mauvais et le bon, le bon avec le mauvais ; et je croyais que le prolétariat ne serait pas moins révolutionnaire, que, classe providentielle à son tour, appelé à réaliser, à créer une société nouvelle, émancipatrice, non plus de quelques-uns, mais de tous, il devait n’avoir d’autre mobile que son égoïsme de classe, parce que ses intérêts se confondent avec les intérêts généraux et définitifs de l’espèce humaine tout entière !

La nouvelle politique que l’on préconise au nom de la lutte de classe consisterait donc à organiser à part, sur son propre terrain, le prolétariat, et à l’apporter ensuite, comme une armée toute faite, à un quelconque des états-majors bourgeois. Alors que, abandonnée par les salariés, qui sortaient de ses rangs politiques au fur et à mesure de leur conscience de classe éveillée, la bourgeoisie se sentait perdue, on nous fait aujourd’hui un devoir pour demain, comme pour hier, de nous porter à son secours chaque fois que se produira une injustice, chaque fois qu’une tache viendra obscurcir son soleil.

Ah ! camarades, s’il vous fallait faire disparaître l’une après l’autre toutes ces taches, non seulement vos journées, mais vos nuits n’y suffiraient pas et vous n’aboutiriez pas à nettoyer ce qui est innettoyable ; mais à ce travail de Pénélope, vous auriez prolongé la domination qui vous écrase, vous auriez éternisé l’ordre de choses d’aujourd’hui qui pèse sur vos épaules, après dix-huit mois de collaboration socialiste au pouvoir bourgeois, aussi lourdement qu’à l’époque des Méline, des Dupuy et des Périer.


COLLECTIVISME ET RÉVOLUTION

Il n’y a rien de changé et il ne peut rien y avoir de changé dans la société actuelle