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tant que la propriété capitaliste n’aura pas été supprimée et n’aura pas fait place à la propriété sociale c’est-à-dire à votre propriété à vous.

Cette idée-là que, depuis vingt et quelques années, nous avons introduite dans les cerveaux ouvriers de France, doit rester l’unique directrice des cerveaux conquis et doit être étendue aux cerveaux d’à côté où la lumière socialiste ne s’est pas encore faite. C’est là notre tâche exclusive ; il s’agit de recruter, d’augmenter la colonne d’assaut qui aura, avec l’État emporté de haute lutte, à prendre la Bastille féodale ; et malheur à nous si nous nous laissons arrêter le long de la route, attendant comme une aumône les prétendues réformes que l’intérêt même de la bourgeoisie est quelquefois de jeter à l’appétit de la foule, et qui ne sont et ne peuvent être que des trompe-la-faim. Nous sommes et ne pouvons être qu’un parti de révolution, parce que notre émancipation et l’émancipation de l’humanité ne peuvent s’opérer que révolutionnairement.

Nous détourner de cette lutte, camarades, c’est trahir, c’est déserter, c’est faire le jeu des bourgeois d’aujourd’hui qui savent bien, comme le disait Millerand à Lens, que le salariat n’est pas éternel, qui savent bien, comme l’a répété, comme un écho, Deschanel à Bordeaux, que le prolétariat est un phénomène provisoire… mais qui renvoient la disparition de cette dernière forme de l’esclavage à je ne sais quelle date plus éloignée que le paradis même des religions, qui au moins doit suivre immédiatement votre mort. Vous ne vous paierez pas de cette monnaie de promesses, vous êtes actuellement trop conscients et trop forts.


PAS DE CONFUSION

Mais Jaurès a été plus loin ; il a essayé d’assimiler l’action électorale du socialisme emmanchant le suffrage universel comme un moyen de combat, à l’action ministérielle par la bourgeoisie gouvernementale. Il a été encore au-delà, il a prétendu qu’en installant avec vos propres forces Carette à l’hôtel de ville de Roubaix et Delory à l’hôtel de ville de Lille, vous aviez autorisé Millerand à accepter un morceau de pouvoir de la classe contre laquelle vous êtes obligés de lutter jusqu’à la victoire finale. Il vous a cité, d’autre part, certaines paroles de Liebknecht, qui aurait condamné en 1869 l’entrée des socialistes dans les parlements bourgeois, alors que la même année il se laissait porter avec Bebel dans le Reichstag de la Confédération de l’Allemagne du Nord ; il vous a rappelé que Liebknecht a pénétré également dans le Landtag de Saxe alors qu’il y avait un serment à prêter et que Liebknecht disait : « Si nous n’étions pas capables de passer par-dessus cet obstacle de papier, nous ne serions pas des révolutionnaires. »

Quel rapport est-il possible d’établir entre les deux situations ? Pour entrer dans le Reichstag de la Confédération de l’Allemagne du Nord, il fallait y être porté par les camarades ouvriers organisés ; il fallait y entrer par la brèche ouverte de la démocratie socialiste ; on était le fondé de pouvoir de sa classe. Il fallait pour le Landtag de Saxe, prêter serment sans doute ; mais ce serment dérisoire, comme celui que Gambetta devait prêter à l’Empire, n’empêchait pas que ce fût en ennemi qu’on s’introduisait dans l’Assemblée élective, comme un boulet envoyé par le canon populaire… Et vous osez soutenir que les conditions seraient les mêmes de Millerand acceptant un portefeuille de Waldeck-Rousseau ? C’est le prolétariat, paraît-il, qui l’année dernière, a donné un tel coup d’épaule électoral que la brèche a été faite par laquelle Millerand a passé ? Une pareille thèse n’est pas soutenable. Il est arrivé au gouvernement appelé par la bourgeoisie gouvernementale. (Applaudissements et bravos.) Il y est arrivé dans l’intérêt de la bourgeoisie gouvernementale qui, autrement n’aurait pas fait appel à son concours. On pouvait constituer un ministère, même de plus de défense républicaine que celui dont nous jouissons depuis dix-huit mois, sans qu’un socialiste en fît partie. Vous avez parlé du cabinet Bourgeois ; il n’y avait pas de socialiste dans ce cabinet et il a fait, on peut l’affirmer, une œuvre plus républicaine que le cabinet d’aujourd’hui. Une preuve, entre autres, c’est que la loi sur les successions, votée alors, n’a pas trouvé grâce devant le gouvernement de défense républicaine de l’heure présente, qui compte un socialiste, et qui a lâché une partie de la réforme d’alors. (Bravos.)

Camarades, le jour où le Parti socialiste, le jour où le prolétariat organisé comprendrait et pratiquerait la lutte de classe sous la forme du partage du pouvoir politique avec la classe capitaliste, ce jour-là il n’y aurait plus de socialisme ; ce jour-là il n’y aurait plus de prolétariat capable d’affranchissement ; ce jour-là, les travailleurs seraient redevenus ce qu’ils étaient, il y a vingt-deux ans, lorsqu’ils répondaient, soit à l’appel de la bourgeoisie opportuniste contre la bourgeoisie monarchiste, soit à l’appel de la bourgeoisie radicale contre la bourgeoisie opportuniste ; ils ne seraient plus qu’une classe, qu’un parti à la suite, domestiqué sans raison d’être et surtout sans avenir.


EN COMBATTANT

Je me souviens d’un parti républicain dont j’ai été, le vieux parti républicain, qui se refusait au genre de compromission que l’on voudrait imposer aujourd’hui à notre Parti socialiste. L’Empire ayant fait appel, réellement appel à un des Cinq, à Émile Ollivier, quoiqu’il s’agît alors de transformer, ce qui était possible, l’Empire dictatorial en Empire libéral, quoiqu’il y eût au bout de cette collaboration d’un républicain au gouvernement de Bonaparte la liberté de réunion et de presse et le droit de coalition ouvrière, malgré tout, à l’unanimité,