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« Voilà une question dangereuse, et où nous ne devons pas intervenir. »

De l’autre côté, il y avait ceux qu’on pouvait appeler alors la gauche révolutionnaire du groupe socialiste. Il y avait Guesde, Vaillant et moi qui disions : « Non, c’est une bataille qu’il faut livrer. »

Ah ! je me rappelle les accents admirables de Guesde lorsque parut la lettre de Zola. Nos camarades modérés du groupe socialiste disaient — « Mais Zola n’est point un socialiste ; Zola est, après tout un bourgeois. Va-t-on mettre le Parti Socialiste à la remorque d’un écrivain bourgeois ? »

Et Guesde, se levant comme s’il suffoquait d’entendre ce, langage, alla ouvrir la fenêtre de la salle où le groupe délibérait, en disant : « La lettre de Zola, c’est le plus grand acte révolutionnaire du siècle ! » (Applaudissements prolongés et répétés.)

Et puis, lorsque, animé par ces paroles, en même temps que par ma propre conviction, lorsque j’allais témoigner au procès Zola ; lorsque, devant la réunion des colonels, des généraux dont on commençait alors à soupçonner les crimes, sans les avoir profondément explorés ; lorsque j’eus commencé à témoigner, à déposer, et que je revins à la Chambre, Guesde me dit ces paroles dont je me souviendrai tant que je vivrai — « Jaurès, je vous aime, parce que, chez vous, l’acte suit toujours la pensée. » (Sensation prolongée.)

Et, comme les cannibales de l’État-major continuaient à s’acharner sur le vaincu, Guesde me disait : « Que ferons-nous un jour, que feront un jour les socialistes d’une humanité ainsi abaissée et ainsi avilie ? Nous viendrons trop tard, disait-il avec une éloquente amertume ; les matériaux humains seront pourris, lorsque ce sera notre tour de bâtir notre maison. »

Eh bien, pourquoi après ces paroles, pourquoi après ces déclarations, le Conseil national du Parti, quelques mois après, au mois de juillet, a-t-il essayé de faire sortir le prolétariat de cette bataille ?

Peut-être, j’ai essayé de me l’expliquer bien des fois, les révolutionnaires ont-ils trouvé que nous nous attardions trop dans ce combat, que nous y dépensions trop de notre force et de la force du peuple ?

Mais qu’ils me permettent de leur dire : où sera, dans les jours décisifs l’énergie révolutionnaire des hommes si, lorsqu’une bataille comme celle-là est engagée contre toutes les puissances de mensonge, contre toutes les puissances d’oppression, nous n’allons pas jusqu’au bout ?

Pour moi, j’ai voulu continuer, j’ai voulu persévérer jusqu’à ce que la bête venimeuse ait été obligée de dégorger son venin. (Bravos, bravos.) Oui, il fallait poursuivre tous les faussaires, tous les menteurs, tous les bourreaux, tous les traîtres ; il fallait les poursuivre à la pointe de la vérité, comme à la pointe du glaive, jusqu’à ce qu’ils aient été obligés à la face du monde entier de confesser leurs crimes, l’ignominie de leurs crimes. (Longs applaudissements et bravos.)

Et, remarquez-le, le manifeste par lequel on nous signifiait d’avoir à abandonner cette bataille, paru en juillet, a précédé de quelques semaines l’aveu, qu’en persévérant, nous avons arraché au colonel Henry.

Eh bien, laissez-moi me féliciter de n’avoir pas entendu la sonnerie de retraite qu’on faisait entendre à nos oreilles ; d’avoir mis la marque du prolétariat socialiste, la marque de la Révolution sur la découverte d’un des plus grands crimes que la caste militaire ait commis contre l’humanité. (Applaudissements.)

Ce n’était pas du temps perdu, car, pendant que s’étalaient ses crimes, pendant que vous appreniez à connaître toutes ses hontes, tous ses mensonges, toutes ses machinations, le prestige du militarisme descendait tous les jours dans l’esprit des hommes et sachez-le, le militarisme n’est pas dangereux seulement parce qu’il est le gardien armé du capital, il est dangereux aussi parce qu’il séduit le peuple par une fausse image de grandeur, par je ne sais quel mensonge de dévouement et de sacrifices.

Lorsqu’on a vu que cette idole si glorieusement peinte et si superbe ; que cette idole qui exigeait pour le service de ses appétits monstrueux, des sacrifices de générations ; lorsqu’on a vu qu’elle était pourrie, qu’elle ne contenait que déshonneur, trahison, intrigues, mensonges, alors le militarisme a reçu un coup mortel, et la Révolution sociale n’y a rien perdu. (Vifs applaudissements.)

Un citoyen. — Vive Galliffet.

Jaurès. — Je dis qu’ainsi le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même. Et c’est parce que dans cette bataille le prolétariat a rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l’humanité ; c’est parce qu’il a poussé si haut son action de classe, qu’au lieu d’avoir, comme le disait Louis Blanc, la bourgeoisie pour tutrice, c’est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c’est parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d’un socialiste à un ministère bourgeois a été rendue possible.


LA QUESTION MILLERAND


De quelque manière que vous jugiez l’entrée de Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau ; de quelque manière que vous jugiez la tactique ainsi inaugurée et les résultats qu’elle a produits, tous vous êtes d’accord pour dire qu’en tout cas, l’entrée d’un socialiste dans un ministère bourgeois est un signe éclatant de la croissance, de la puissance du Parti socialiste.