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Vous vous rappelez que c’est ce que proclamait il y a un an, le citoyen Lafargue lui-même. Opposé, dès la première heure, à l’entrée de Millerand dans le ministère, il déclarait cependant que c’était là un symptôme décisif de la force croissante de notre parti.

Je me souviens qu’il y a quelques semaines, à la clôture du Congrès international, quand les délégués du Socialisme international allèrent porter une couronne au Mur des Fédérés, malgré le stupide déploiement de police du préfet Lépine, le socialiste allemand Singer qui représente pourtant l’extrême gauche du mouvement allemand ; qui avait été le seul de ses camarades à voter contre la motion transactionnelle de Kautsky, le citoyen Singer disait : « On ne peut approuver l’entrée d’un socialiste dans un ministère bourgeois ; mais je ne puis cependant ne pas dire que, tandis qu’il y a trente années, la bourgeoisie fusillait ici les prolétaires, le parti socialiste a tellement grandi, qu’en une heure de péril, pour sauver les libertés élémentaires, la bourgeoisie est obligée d’appeler un des nôtres. »

Donc, il n’y aura pas sur ce point de doute entre nous. Quelque jugement que nous portions sur le fond même de la chose, nous serons unanimes à proclamer devant tous les partis bourgeois qu’elle atteste la force croissante de notre parti.

Maintenant est-il juste, est-il sage, est-il conforme au principe, qu’un socialiste participe au gouvernement de la bourgeoisie ?

Citoyens, l’heure est venue, il me semble, de discuter cette question avec calme. Jusqu’ici nous ne l’avons discutée que dans les tempêtes et pour ma part – ne vous fâchez pas de ce ressouvenir – si je me reporte au Congrès de décembre, il y a un an, et au Congrès plus récent de la fin septembre, je me rappelle avoir entendu ces arguments à coup sûr, mais aussi beaucoup de cris variés de « Galliffet ! Chalon ! La Martinique !… »

J’imagine que nous avons cessé de discuter de cette façon, parce que, prenez-y garde, ces procédés de discussion, au moyen desquels on a prétendu nous frapper, pourraient blesser vos amis eux-mêmes. Vous nous avez crié « Galliffet » pour signifier qu’en approuvant l’entrée de M. Millerand au ministère, nous étions ainsi pour ainsi dire, responsables et solidaires de tous les actes passés de Galliffet.

Prenez-y garde, camarade, qui me faites un signe d’interruption silencieux dont je vous remercie, puisqu’il m’avertit sans troubler l’ordre de l’assemblée, prenez-y garde.

Vous autres, ici à Lille, les travailleurs lillois, deux mois après l’entrée de Millerand au ministère, vous l’avez reçu ici, vous l’avez fêté ici, vous l’avez acclamé ici, et j’imagine, quoiqu’il fût dès lors le collègue de Gallifet, que vous ne vouliez pas acclamer en même temps Galliffet lui— même. Par conséquent, ne nous envoyez pas une flèche qui rebondirait vers vous. (Très bien ! Très bien ! Bravos.)

Et maintenant, je ne veux dire que quelques mots des douloureux événements de la Martinique et de Chalon mais laissez-moi rappeler à ceux de nos camarades qui se laissent emporter jusqu’à en faire un grief contre nous qu’ils commettent une confusion étrange.

Lorsqu’on soutient un ministère dans la société bourgeoise, même un ministère où il y a un socialiste, cela n’implique pas qu’on ait la naïveté d’attendre de ce ministère et d’aucun ministère bourgeois, l’entière justice et l’entière déférence aux intérêts du prolétariat. Nous savons très bien que la société capitaliste est la terre de l’iniquité et que nous ne sortirons de l’iniquité qu’en sortant du capitalisme.

Mais nous savons aussi qu’il y a des ennemis plus forcenés dans la société bourgeoise, des adversaires plus haineux et plus violents les uns que les autres ; et lorsque nous soutenons un ministère, ce n’est pas pour ce ministère, c’est contre les autres plus mauvais qui voudraient le remplacer pour vous faire du mal.

Alors c’est une injustice meurtrière de nous reprocher les fautes, les erreurs ou les crimes de ceux que nous ne soutenons que pour empêcher des crimes plus grands. (Vifs applaudissements.)

Laissez-moi vous dire pour La Martinique, qu’à peine le massacre des François fut-il connu en Europe et lorsque arrivèrent les premières lettres à nos amis et les premiers rapports au gouvernement le groupe socialiste des Antilles réuni à Paris fit une démarche auprès du ministre.

Il lui demanda trois choses : il lui demanda le déplacement des magistrats qui avaient le plus brutalement condamné les grévistes ; il lui demanda la disgrâce, la peine disciplinaire la plus forte contre l’officier Kahn, contre l’officier meurtrier.

Une voix. — Il fallait le fusiller !

Jaurès. — Et il demanda enfin la mise en liberté immédiate de tous les prolétaires noirs condamnés pour faits de grève.

L’officier a été frappé, les juges ont été déplacés et, par câble, l’ordre a été donné de remettre en liberté tous les ouvriers grévistes condamnés. (Bravos.)

En ce qui concerne les grèves de France, je ne dis qu’une chose : Le gouvernement a adopté une tactique, dont, malgré tout, dans l’avenir, s’ils savent l’imposer toujours, les prolétaires pourront bénéficier : c’est de ne pas dessaisir de la police les municipalités.

Vous savez bien que les patrons de Marseille, comme M. Thierry, ont fait grief au gouvernement de n’avoir pas enlevé la police au maire socialiste de Marseille, à notre ami le citoyen Flaissières.

À Chalon, c’est le crime de la municipalité interdisant le cortège qui a été la cause de la bagarre et l’occasion du meurtre.