Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/16

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conscience, en dehors de tout système philosophique, les acceptions du mot réalité.

La concordance de nos différents sens donne à l’objet saisi par nous sous des aspects multiples une réalité profonde et mystérieuse. Quand un objet ne se manifeste à nous que par une qualité, nous le confondons, pour ainsi dire, avec cette qualité elle-même, et nous ne songeons pas ou nous songeons beaucoup moins à faire de lui une substance. La lumière est visible, mais elle est impalpable : elle n’est que la lumière, et il semble qu’elle s’épuise dans une seule qualité et se livre tout entière à un seul de nos sens. Aussi nous semblerait-elle parfois une réalité à peine réelle si elle n’entrait en relations avec les objets solides, si elle n’émanait de foyers matériels palpables ou présumés palpables, si elle ne dessinait le contour des objets comme le toucher les dessine et ne coïncidait avec le toucher par la révélation de la forme, si, en enveloppant et en pénétrant notre sphère de sa clarté chaude et de ses couleurs, elle ne s’unissait à elle et n’entrait ainsi dans le système de réalité qu’institue la concordance des sens. La lumière de la nuit semble moins réelle, non pas parce qu’elle est moins intense, mais parce que, ne dessinant plus à la surface de la terre la forme des objets palpables, elle échappe à notre système familier de la réalité ; et si l’infini n’était pas éclairé pour nous par des flambeaux qui rappellent à notre imagination les objets terrestres et qui prolongent de sphère en sphère ce que nous appelons la réalité, si nous pouvions percevoir la pâle lumière de la nuit sans constater en même temps les points d’origine présumés solides, la lumière immatérielle et inexpliquée des nuits sereines serait pour nous je ne sais quel songe